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Les parlers français au Canada 

Dans le cadre d’un numéro sur les langues françaises, il apparaît important d’explorer la question d’un point de vue sociolinguistique. À cet effet, Circuit s’est entretenu avec Davy Bigot, auteur d’une étude fouillée sur la norme du français québécois, qui s’intéresse également aux variétés de français du Canada, sujet qu’il approfondit depuis quelques années à titre de professeur à l’Université Concordia.

Propos recueillis par Isabelle Veilleux, traductrice agréée


Circuit :
Vous qui êtes originaire de France, comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux français du Canada?

Davy Bigot : Ça remonte à mes études en France, en fait en études anglaises. J’ai suivi un premier cours de sociolinguistique, et j’ai décidé de faire une maîtrise en dialectologie anglaise. Puis j’ai fait ce qu’on appelait à l’époque le diplôme d’étude approfondie dans le domaine de la sociolinguistique. J’ai eu la piqûre et j’ai voulu faire un doctorat. Entre-temps, j’avais rencontré une Québécoise, qui allait devenir ma femme, et je me suis installé à Montréal. En 2002, à l’UQAM, j’ai rencontré Robert Papen, spécialiste des langues de l’Ouest, qui m’a convaincu d’abandonner l’idée d’étudier le bilinguisme et le contact des langues à Montréal, et d’orienter plutôt ma thèse sur la norme du français québécois. En parallèle, j’ai travaillé avec lui comme assistant de recherche, puis comme collègue, sur les variétés de français parlées à l’ouest du Québec. Je travaille actuellement sur le français parlé à Casselman, petit village franco-ontarien situé entre Montréal et Ottawa.

C. : Parlons du Québec. Combien de variétés de français y trouve-t-on?

D. B. : D’un point de vue sociolinguistique, il n’y a en fait que deux variétés de français au Canada. D’une part, la variété acadienne, parlée au Nouveau-Brunswick dans la partie appelée traditionnellement l’Acadie, qui a donné naissance au français cajun de la Louisiane. Et d’autre part, dans tout le Québec, et vers l’Ouest, une autre variété que l’on appelle depuis une vingtaine d’années le français laurentien.

Dans l’extrême est du Québec, en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine, il y a eu des transferts linguistiques qui font en sorte que la langue parlée tire plus vers le français acadien que vers le français laurentien. Il faut comprendre qu’à l’époque de la colonisation, la France était un territoire plutôt morcelé sur le plan linguistique. On y parlait le français, mais avec des caractéristiques régionales assez singulières. Dans certaines régions, il y avait des traits de prononciation, des mots, des expressions, un lexique qui étaient véritablement locaux. Ces particularités ont traversé l’Atlantique puisque les colons qui se sont installés en Acadie et ceux qui ont débarqué en Nouvelle-France provenaient de régions différentes. Dans la vallée du Saint-Laurent (Québec, Montréal) – puis dans l’Ouest canadien – les colons arrivaient essentiellement de la Normandie, de l’Île-de-France et du centre-ouest de la France. Je résume beaucoup, bien entendu, mais je dirais que ce sont les trois principales provenances. Quant aux colons qui se sont établis en Acadie, on estime que la moitié d’entre eux sont partis du Poitou (notamment de la Vendée, des Deux-Sèvres et de la Vienne) et de la Touraine. Les différences dialectales des régions d’origine des arrivants ont fait en sorte que deux variétés de français se sont développées.

C. : Il n’y a donc qu’une seule variété de français au Québec?

D. B. : Disons qu’il y a des aires dialectales. Mais ce que je note surtout, c’est que notre représentation de notre propre parler par rapport à celui des autres communautés – des autres aires dialectales de notre communauté linguistique – est en décalage avec la réalité. Pour toutes sortes de raisons, notamment des raisons identitaires, on a souvent l’impression qu’on parle différemment de certaines autres communautés, alors que dans les faits il y a nettement plus de ressemblances que de différences. 

C. : Quand vous parlez des variétés de français, est-il seulement question du français oral?

D. B. : Oui, c’est du français oral qu’il est question. À l’écrit, il y a très peu de variations. En fait, même lorsqu’on compare le français de l’Europe et celui de l’Amérique du Nord, la variation linguistique est essentiellement à l’oral. Elle est présente à plusieurs niveaux : 1) la prononciation (par exemple, l’assibilation de [t| et [d] devant les voyelles [i], [u] et les semi-voyelles [j]/[ɥ] comme dans « jeudi » et « littérature » prononcés « jeudzi » et « littératsure » au Québec, mais sans les [s] et [z] en France), 2) le lexique (par exemple, « char » au Québec vs « bagnole » en France pour une « voiture » ou une « automobile ») et 3) la syntaxe (par exemple, « Tu viens-tu? » au Québec vs « Est-ce que tu viens? » en France). Il faut noter que la variation est présente dans les différentes variétés de français. Toutefois, plus on tend vers « la norme » (au sens de modèle socialement valorisé), moins on notera de différences entre les dialectes du français. Il est d’ailleurs important de préciser que le français de France est lui-même un dialecte de la langue française au même titre que le français québécois, et que le terme dialecte n’a donc aucune connotation péjorative. Si on veut être plus précis, le Québec (et même le Canada) ainsi que la France (mais aussi la Belgique, etc.) regroupent eux-mêmes des dialectes du français. Il y a plusieurs dialectes du français au Québec (Montréal, Québec, Lac-Saint-Jean, etc.), mais aussi en France (au nord, au centre, au sud…). C’est un point qui me paraît crucial, car trop souvent, le terme dialecte renvoie à l’idée d’une sous-langue plutôt qu’à celle d’une variété de la langue française. 

C. : Qu’apporte une variété particulière de français à ses locuteurs?

D. B. : Elle leur donne une identité! On parle ici d’identité au sens large – la culture, la reconnaissance que les locuteurs ont de leur propre variété de la langue et la place qu’ils occupent par rapport aux communautés extérieures. Pour ce qui est de Casselman, par exemple, on a demandé aux gens comment ils se définissaient – Franco-Ontarien, Canadien français, Québécois (c’est tout près du Québec) – et la plupart se sont dits Franco-Ontariens, ce qui inclut l’usage du français en priorité, mais également l’usage habituel de l’anglais. Ce qui est intéressant, c’est que la conscience qu’ils ont de leur variété les amène parfois à se distinguer des autres par la négative. Certains font nettement preuve d’insécurité linguistique, mais ça reste revendicateur d’une culture différente. La distinction identitaire se retrouve, chez certains locuteurs, dans un discours exprimant une opposition. Par exemple, plusieurs locuteurs franco-ontariens de mon corpus de Casselman, pour se définir, disent tout simplement « Je ne suis surtout pas Québécois! ». Il faut bien entendu comprendre qu’il n’y a pas de ressentiment à l’égard des Québécoises et Québécois, mais seulement une volonté de préciser qu’ils ressentent une appartenance à une communauté linguistique clairement distincte de celle du Québec.

C. : Puisqu’il est question d’insécurité linguistique : on entend souvent dire que ce phénomène est également présent au Québec. Qu’en pensez-vous?

D. B. : C’est un concept dont on parle beaucoup ces dernières années. Pourtant, mesurer l’insécurité linguistique est quelque chose de difficile. Il y a très peu d’études qui mesurent réellement le degré d’insécurité. Mais je crois qu’il y a progrès quant à ce type d’insécurité au Québec. Je le pense pour deux raisons. Premièrement, une étude publiée en 2008 par le sociolinguiste Jacques Morais, qui était à l’époque responsable des études de l’OQLF, montrait très clairement que l’insécurité linguistique des Québécois tendait à diminuer. Deuxièmement, selon les données tirées de mon corpus de français montréalais qui date de 2015, donc très récent sur le plan de la sociolinguistique, à la question « Est-ce que vous considérez que votre français est tout aussi bon que n’importe quelle autre variété? », les 65 locuteurs interrogés ont répondu qu’il est tout à fait comparable au français de France, par exemple, et qu’il n’est pas plus difficile à comprendre. Donc l’insécurité linguistique est certainement en train de diminuer au Québec.


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