Le rôle de la traduction et de la communication multilingue dans la propagation d’information est un sujet d’actualité, notamment dans les sphères médiatiques socionumériques. S’il est vrai que la traduction a toujours contribué aux flux informationnels, soulignons que dans les contextes numériques, elle contribue au rythme déjà fulgurant de propagation des contenus. D’ailleurs, l’annonce récente de Meta à propos de son nouvel outil de traduction IA (baptisé Meta AI Translation), soulève de nouvelles questions et de nouvelles préoccupations : l’outil pourrait-il être utilisé à des fins néfastes, à savoir la propagation de mésinformation, de désinformation et de propagande?
Commençons par préciser ces concepts. Tout d’abord, la mésinformation désigne une information erronée, fausse, ou trompeuse. Toutefois, elle n’est pas toujours produite dans le but de tromper le public : parfois, il s’agit d’une simple erreur typographique dans une date, ou d’une imprécision quant à un lieu (par exemple : Miami, oui, mais en Floride ou au Manitoba?). Lorsqu’il y a intention de tromper le lectorat ou que la motivation de la personne ou du groupe qui publie est de produire du contenu néfaste ou mensonger, on parle alors de désinformation. Dit autrement, la distinction que font les experts entre mésinformation et désinformation est dans l’intention derrière la création du contenu et dans la manière de relayer cette information. Quand on cherche à désinformer un public, on ne souhaite pas corriger l’information erronée; au contraire, on cherche à la propager. Certes, la mésinformation peut elle aussi se répandre dans les réseaux, mais l’intention et les stratégies sont différentes.
Pour ce qui est de la propagande, il s’agit d’un effort concerté de la part de divers acteurs qui visent entre autres à semer le doute et à miner la confiance du public envers les institutions (par ex. les universités ou les centres de recherche), les gouvernements, ou même envers certaines personnes. Tout comme pour la désinformation, il y a une motivation spécifique derrière la propagande, qui vise à déstabiliser l’ordre établi. Il faut préciser que la mésinformation et la désinformation peuvent servir de tremplin à certaines organisations pour des campagnes de propagande. Les nuances sont parfois subtiles, d’où l’importance de cultiver et d’affiner la littératie numérique, informationnelle et médiatique. Ajoutons que l’IA n’aide en rien, car elle aussi contribue à la création de contenus problématiques.
Saviez-vous que le terme « désinformation » provient du mot russe « dezinformatsiya »? Et qu’en est-il du terme « fausses nouvelles (fake news) »? » Il a été popularisé par Donald Trump lors de son premier séjour à la Maison Blanche, mais le terme existait auparavant. Il désigne plus précisément la désinformation associée, à tort ou à raison, à la sphère journalistique.
Comment se propage ce type de contenus? Parfois on pratique une censure sélective (omission de perspectives diverses); on manipule des métadonnées ou on utilise des stratégies particulières de placement de contenu (rédaction destinée à accroître la circulation par algorithmes; choix délibéré de mots-clics; amplification au sein de certains groupes ayant des buts communs); on intimide notamment par la divulgation de données personnelles (doxxing); on diffuse des contenus malhonnêtes et manipulateurs au sein de certains groupes (pour avoir une influence sur autrui ou sur la prise de décision); on a recours à l’IA, aux trolls, et aux agents conversationnels. Bien entendu, les contenus faux ou faussés font souvent l’objet de traduction, ce qui amplifie la vitesse de la transmission de l’information véhiculée et en augmente la portée.
Le constat suivant s’impose donc : autant la traduction peut servir de pont ou d’aide à la communication interculturelle, autant elle peut contribuer à la viralité de contenus problématiques. Cela soulève des questions importantes : s’il est vrai que les outils de traduction par IA sur certaines plateformes peuvent contribuer à la diversité linguistique, ainsi qu’à l’accès à des contenus dans des langues autres que l’anglais (langue dominante des plateformes socionumériques), ces mêmes outils peuvent facilement contribuer à la propagation accrue de fausses informations. Dans certains contextes, cela n’aura peut-être pas de portée significative; toutefois, lorsqu’il s’agit de contenus portant, par exemple, sur des campagnes électorales, sur des conflits armés, ou sur certains groupes de personnes, il y a matière à réflexion. Sachant que la traduction par IA peut accroître la visibilité de certains contenus à un rythme plus rapide, devrait-il y avoir des règles ou des normes quant à l’emploi de ces outils? Et à qui revient la responsabilité de sensibiliser le public? Peut-être que les personnes exerçant des métiers langagiers sont bien placées pour faire un travail de sensibilisation : nous connaissons ces enjeux de manière intime.
Par ailleurs, on peut s’interroger sur les personnes créatrices de contenus qui activent la traduction par IA sur leurs comptes sans se poser de questions. Si ces personnes sont unilingues, elles ne pourront pas savoir si l’IA insère des « hallucinations » dans les versions traduites ou multilingues de leurs contenus, ce qui peut également contribuer à créer et propager de la mésinformation. Dès lors, y aurait-il lieu de sensibiliser ces personnes à l’utilisation de ces outils et de les aider à mieux comprendre les enjeux entourant leur utilisation? Cela s’inscrirait dans la même démarche proposée par l’équipe de Machine Literacy Project, dirigée par la professeure Lynne Bowker. Le projet porte sur l’importance de sensibiliser divers publics à propos de la traduction automatique et de la façon de se servir de ces outils au mieux, selon les besoins et les contextes (pour de plus amples renseignements : https://sites.google.com/view/machinetranslationliteracy/)
Il sera intéressant de suivre l’évolution et l’utilisation des outils de traduction IA, et d’étudier le rôle de la traduction dans la circulation de contenus sur les plateformes socionumériques.
Renée Desjardins est professeure agrégée à l’École de traduction de l’Université de Saint-Boniface.
Références :
Marwick, A., Kuo, R. Cameron, S.J., & Weigel, M. (2021). Critical Disinformation Studies: A Syllabus. Center for Information, Technology, and Public Life (CITAP), University of North Carolina at Chapel Hill. https://citap.unc.edu/research/critical-disinfo/
Tucker, J., Guess, A., Barbera, P., Vaccari, C., Siegel, A., Sanovich, S., Stukal, D., Nyhan, B. (2018). Social Media, Political Polarization, and Political Disinformation: A Review of Scientific Literature. SSRN Working Paper Series. doi:10.2139/ssrn.3144139.