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Utiliser les termes pour détecter la désinformation

Par Philippe Caignon, terminologue agréé et traducteur agréé

La guerre entre l’Ukraine et la Russie, la dernière campagne électorale aux États-Unis, l’opportunisme émergeant d’empires politico-économiques, ou encore l’essor du négationnisme scientifique représentent des exemples phares de phénomènes qui laisseront des traces dans l’histoire de l’humanité.

Chaque partie se distingue par son opposition à un ou plusieurs antagonistes et affute ses armes propagandistes ou contre-doctrinaires afin de convaincre un public déterminé du bien-fondé de son opinion et de la fausseté du point de vue de ses adversaires, réels ou perçus.

La puissance des médias

Pour ce faire, les médias sociaux et les médias traditionnels sont utilisés comme plateformes pour diffuser une information en ligne avec une idéologie. Les usines à trolls, les intelligences artificielles spécialisées ainsi que les influenceurs et influenceuses offrant des services de propagande conçoivent moult messages destinés à des publics précis. Avec le temps et l’avancée des techniques d’hameçonnage, ces messages sont de plus en plus efficaces. Ils deviennent alors viraux et, à force d’être répétés, ils finissent par prendre toute la place médiatique. En conséquence, le contenu qu’ils véhiculent peut diminuer l’impact de tout message précédent, voire le remplacer. La réalité est alors convertie en « vérité » individualisée qui se place au cœur même de l’identité personnelle. Nier cette « vérité » équivaut à nier la personne qui l’a fait sienne… La graine polémique est semée et presque impossible à déterrer.

La terminologie, outil du détective langagier

Chaque fois qu’une personne, qu’un parti politique, qu’une puissance économique ou qu’un mouvement parascientifique exprime une idée, ils doivent employer des concepts spécifiques pour transmettre leur « vérité » qui n’est en fait qu’un point de vue subjectif, voire qu’une simple croyance. Ces concepts sont propagés par des termes qui leurs sont propres. Ainsi, ils représentent une signature idéologique qui dévoile l’origine du message dans lequel ils figurent et son appartenance dogmatique. 

Le repérage terminologique, qui consiste à identifier les termes d’une communication spécialisée et les mots courants qui sont porteurs d’un sens révélateur, ainsi que l’analyse sémantique, qui vise à comprendre les dénotations et les connotations d’une unité lexicale, se présentent tous deux comme des instruments analytiques puissants pour mettre au jour l’idéologie sous-jacente d’un message. De fait, toute lectrice et tout lecteur se doit d’utiliser son intelligence et sa pensée critique pour comprendre que le message qui lui est présenté vise à l’influencer. La lecture, l’écoute et le visionnement critiques se révèlent alors être des outils privilégiés pour évaluer et interpréter le discours afin de porter un jugement approfondi sur son contenu et lutter contre toute tentative de manipulation.

Quelques exemples

En utilisant ces outils, nous pouvons nous rendre compte de l’importance stratégique du sens des mots, dénoté ou connoté, dans toute forme de communication. Nous devons avoir conscience de l’effet de ceux-ci sur notre perception des faits, des événements ainsi que des personnes auxquels ils sont attachés.

Prenons comme premier exemple le terme créé par l’État russe pour décrire son invasion du territoire ukrainien, soit « opération militaire spéciale ». Il s’agit bien entendu d’une forme d’euphémisme qui sert à atténuer la perception négative d’une réalité socialement impopulaire : une déclaration de guerre à un pays non belligérant pour s’emparer de son territoire tout en niant l’existence autonome de son peuple. Le terme cherche donc à cacher la réalité pour imposer un point de vue politico-militaire différent.

Examinons deux autres exemples : au cours de la campagne électorale étasunienne de 2024, les termes anglais « patriot » et « enemy from within » ont revêtu un sens bien particulier qui a été dénoncé. En effet, les stratégistes de l’aile politique maga leur ont respectivement attribué le sens de « personne qui appuie le mouvement maga et qui votera pour M. Trump » (patriot) et de « personne qui s’oppose au mouvement maga et qui ne votera pas pour M. Trump » (enemy from within). Il va de soi que le nouveau sens des deux termes est non seulement réducteur, mais qu’il refaçonne la perception des personnes qu’il décrit, ce qui a d’ailleurs entraîné de nombreux problèmes de sécurité pour les opposantes et opposants au mouvement maga… S’agit-il d’une volonté « magavélique », influencée par Le Prince de Machiavel?

Enfin, voyons le terme « zoo des particules ». Ce syntagme est employé en physique des particules et renvoie de façon informelle à la liste des particules subatomiques connues, par analogie à l’hétérogénéité des animaux d’un zoo. Or, les négationnistes, qui sont en désaccord avec les résultats de certains travaux scientifiques, de même que quelques chercheurs et chercheures qui contestent la façon dont la physique des particules est pratiquée de nos jours reprennent le terme pour dénigrer cette science. Dans ce contexte, la composante terminologique « zoo » fait explicitement référence à un « n’importe quoi injustifié ». Revêtue de cette nouvelle signification, cette composante sert à invalider tout ce qui ne se conforme pas aux croyances ou aux attentes des détracteurs.

Un outil essentiel 

La terminologie se révèle donc être un outil des plus précieux dans la panoplie des instruments mentaux mis à la disposition des personnes désirant creuser la surface des discours qu’elles lisent, entendent ou visionnent, afin de découvrir la réalité qui se cache en-dessous des nombreuses « vérités », pour comprendre le sens caché des messages propagandistes et ainsi pour se libérer des illusions imposées ou des stratagèmes subtils.


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