Pierre Alonso est un journaliste français établi à Kyiv, en Ukraine. Depuis l’invasion russe, il a publié des dizaines de « papiers » (c’est-à-dire d’articles de nouvelles) et de reportages pour des journaux et magazines français, belges et suisses. Il a aussi effectué de nombreux directs depuis l’Ukraine pour des radios et télévisions francophones, comme Radio-Canada. Pourtant, il ne parle pas ukrainien couramment. Comment dès lors accomplit-il son travail sans tomber dans les pièges de la désinformation et des fausses nouvelles, notamment celles poussées par la machine de propagande du Kremlin? Lucie Laumonier, du Département de journalisme de l’Université Concordia, lui a posé la question.
Quand il travaille sur un « papier », Pierre Alonso avance étape par étape. La première est de recueillir des informations brutes—le nombre de morts à la suite d’une attaque, le déploiement de tel ou tel contingent au front—via des communiqués officiels. Ces communiqués émanent du gouvernement ukrainien, qui les rend disponibles en anglais afin qu’ils soient relayés par les médias internationaux. Comme tout bon journaliste, Pierre Alonso cite la provenance de ces informations en indiquant par exemple que telle attaque a fait X morts, d’après le gouvernement ukrainien.
Mais peut-il avoir confiance dans le contenu de ces communiqués et, plus largement, de la documentation officielle? Les affaires militaires sont des dossiers sensibles, surtout en temps de guerre. « Les fausses nouvelles et les vraies nouvelles, ce n’est pas noir et blanc », remarque le journaliste indépendant. Quand elles proviennent d’un gouvernement, « il y a beaucoup d’informations qui ne sont pas entièrement vraies ou qui omettent certaines choses, mais ça, c’est partout pareil ». Lorsqu’il couvrait les affaires militaires françaises, Pierre Alonso avait remarqué que le ministère de la défense n’était pas toujours complètement transparent : « Il ne disait pas tout et parfois mentait un peu. Mais est-ce que c’est de la désinformation ou de la communication stratégique? »
En fait, les informations tirées de communiqués officiels ne constituent qu’une petite portion des sources du journaliste de 38 ans, qui préfère écrire des reportages humains, bâtis sur des rencontres et des sources originales, et qui restituent l’atmosphère si particulière qui règne en Ukraine.
Lors de son arrivée dans la capitale, Pierre Alonso se souvient avoir dû se familiariser avec le paysage médiatique local. « Quand on commence, ce n’est pas facile de savoir quel journal est fiable, lequel l’est moins, lequel a une bonne réputation. Tout ça, j’en ai parlé avec des collègues, donc des journalistes ukrainiens et des journalistes étrangers. »
Mais comment lire la presse locale quand on ne parle pas la langue? Comme la presse ukrainienne est entièrement disponible sur Internet, Pierre Alonso fait appel à des outils de traduction appuyés sur l’intelligence artificielle. Il trouve DeepL très efficace et considère que les traductions sont généralement fiables. Son but est de rester au courant des nouvelles locales, de prendre le pouls des habitants et du pays, et potentiellement de trouver des idées pour des reportages à mener. Il ne cherche jamais à répéter la presse ukrainienne.
Conscient des limites de l’intelligence artificielle, lorsqu’il veut consulter de longs rapports techniques ou s’assurer de bien comprendre des courriels au contenu sensible échangés avec des sources, Pierre Alonso fait appel à des traducteurs pour réviser le contenu généré par IA. « Je veux m’assurer qu’il n’y a pas de problème d’interprétation (discernement du sens) et qu’il y a une vérification humaine, » explique-t-il.
Questionné au sujet de la propagande russe, il considère que l’Ukraine en est relativement protégée. Il dit que les médias locaux sont très vigilants avec leurs sources et que la propagande russe apparaît plutôt dans des médias étrangers, par exemple européens, soit parce qu’ils sont sous influence du Kremlin ou parce qu’ils sont moins attentifs à leurs sources.
De manière générale, pour éviter la désinformation, « il n’y a pas de règle magique, il faut vérifier l’information », affirme Pierre. « Si tu vois une grosse info sur un seul média qui n’a pas bonne réputation, tu sais que c’est louche et que tu dois être prudent. » Avant de relayer une information importante, les journalistes doivent généralement la confirmer au moyen de deux sources fiables.
Enfin, lorsqu’il prépare un article, Pierre Alonso se tourne vers la population ukrainienne pour recueillir témoignages et histoires personnelles. Bien qu’il prenne des cours d’ukrainien, le journaliste n’est pas assez à l’aise pour mener des entrevues et ajoute vouloir « être capable de me débrouiller dans la vie de tous les jours ».
Il fait donc appel à des Ukrainiens et Ukrainiennes francophones, dont la traduction n’est cependant pas le métier. Jusqu’au mois d’octobre 2024, Pierre Alonso travaillait avec Anton, un enseignant de lettres classiques, qui a dû partir à l’armée. Il travaille maintenant avec Maryna, à l’historique professionnel flou mais qui parle très bien français.
« C’est pas une traduction simultanée, c’est une conversation hachée, » explique-t-il en préambule. « Il y a un bout de réponse, un bout de traduction, un bout de réponse, un bout de traduction. » Parfois, le traducteur s’arrête pour poser davantage de questions et s’assurer qu’il a bien saisi ce que chacun essaie d’exprimer.
La difficulté principale réside dans la capacité du traducteur à comprendre et à rendre le plus exactement possible les questions que le journaliste pose et les réponses que la personne interviewée apporte. C’est pour cela que Pierre Alonso préfère bâtir des relations de travail sur le long terme avec les traducteurs. « Plus tu travailles avec la même personne, plus tu connais ses filtres d’interprétation et tu peux les anticiper ».
La question des traductions humaines passionne le journaliste qui trouve le sujet « vertigineux » et souligne le flou qui demeure une fois l’entrevue complétée. Est-ce qu’il dispose d’une traduction verbatim? Qu’est-ce qui relève de l’interprétation du propos? « J’ai confiance que le traducteur est fidèle au message originel, mais les mots que je cite [dans mon article] sont-ils les mots exacts de la source? En fait, ce que je cite, c’est l’interprétation du traducteur… Il faut faire avec et comprendre qu’on travaille avec des humains. »
Une entrevue réussie est une entrevue où « quelque chose se passe », dit Pierre Alonso, et pour que quelque chose se passe, il faut avoir établi une forme de connivence avec la source et le traducteur, et que ces deux personnes établissent aussi une connexion entre elles. Il conclut l’entrevue en riant : « C’est une danse à trois personnes, pas juste à deux, alors ça multiplie les combinaisons possibles. »
Le risque, finalement, est de faire des erreurs (produire de la « mésinformation ») plus que de tomber dans le piège des fausses nouvelles (la « désinformation »). Les erreurs de traduction ou d’interprétation peuvent arriver, mais il revient aux journalistes de s’efforcer de les éviter en s’assurant de disposer des traductions les plus fiables possibles, tout en vérifiant les informations dont ils et elles disposent.
Lucie Laumonier est historienne, journaliste et professeure au département de journalisme de l’Université Concordia à Montréal.