Réflexions sur la traduction, la langue et les questions de genre
C’est à la fin des années 1960 et surtout à partir des années 1970, en pleine vague du féminisme radical, que l’on commence à réfléchir à l’influence de la littérature pour enfants sur les identités et les représentations de genre des jeunes générations. L’écrivaine et pédagogue italienne Elena Gianini Belotti est parmi les premières à dénoncer dans son ouvrage Dalla parte delle bambine, publié en Italie en 1973 et traduit en français (Du côté des petites filles) en 1974 par la maison d’édition féministe Des femmes, les risques liés à la littérature jeunesse, responsable « d’un discours discriminatoire, réactionnaire, misogyne » (p. 130). Les études effectuées dans ces années-là s’attachent surtout à repérer et à dénoncer les nombreux stéréotypes de genre dont était parsemée cette production littéraire : de petites ou de jeunes filles rarement protagonistes des récits, souvent confinées dans des endroits fermés (école, maison), décrites comme passives, douces, timides, capricieuses, responsables d’aider leurs mamans dans les tâches ménagères s’opposaient ainsi à de petits garçons rebelles, vifs, impulsifs, intelligents, héros de leur vie et des histoires racontées, engagés dans des aventures périlleuses ou destinés à sauver les demoiselles en danger. En revanche, les études les plus récentes dans ce domaine montrent qu’il existe désormais une production de qualité qui offre des imaginaires alternatifs, même si des représentations de genre conservatrices persistent, notamment dans la littérature dominante.
Si la réflexion sur la littérature jeunesse dans une perspective de genre se poursuit depuis plus de cinquante ans, tout récemment ce domaine très fécond d’études a également investi la traduction de cette production littéraire. L’objectif devient alors d’observer de quelles manières la traduction infléchit les aspects de genre dans les textes pour enfants.
Plusieurs études se sont penchées sur les traductions des classiques en montrant qu’elles sont souvent influencées par les modèles de genre liés à un moment historique et à un contexte culturel spécifiques. Il arrive alors que les personnages soient adaptés à ces modèles. Ainsi, des filles rebelles et perçues comme subversives telles que Pippi Långstrump (Fifi Brindacier), l’héroïne des romans de l’autrice suédoise Astrid Lindgren; Jo, l’une des quatre sœurs March de Little Women de Louisa May Alcott; ou Sophie à qui la Comtesse de Ségur a consacré une trilogie, deviennent moins transgressives et plus conformistes dans plusieurs traductions publiées dans différents pays européens au cours des années. Ces modifications peuvent prendre la forme de micro-ajustements dans le choix des adjectifs ou des formes verbales, ou bien d’interventions plus importantes qui infléchissent parfois non seulement le profil des personnages, mais aussi la trame du récit.
De même, les personnages maternels qui ne répondent pas aux attentes traditionnelles de la mère douce, accueillante et aimante peuvent subir d’importantes modifications, comme s’il existait une sorte de tabou à raconter aux enfants que les mamans ne correspondent pas toutes à la conception transmise dans la plupart des produits culturels pour l’enfance. C’est le cas de la mère de Sophie de la Comtesse de Ségur qui, dans plusieurs traductions italiennes, même récentes, n’ose plus fouetter sa fille et se montre bien plus indulgente à son égard.
D’autres études se sont focalisées sur des exemples de traduction féministe, comme celles des contes de Perrault par Angela Carter, réalisées à partir d’un dialogue complexe avec le texte de départ dont l’objectif est de sensibiliser le jeune public aux questions de genre.
Enfin, d’autres recherches se sont attachées à étudier le rôle de l’édition à l’égard de ces questions : par exemple en analysant les différences, en matière de représentations de genre, entre les traductions des éditeurs conventionnels et celles des maisons d’édition indépendantes. Ou encore en mettant en lumière l’essor d’éditeurs ou de collections engagées dans la transmission de représentations et imaginaires alternatifs, prônant l’égalité hommes-femmes et la valorisation de toutes les diversités, souvent au moyen d’ouvrages traduits, comme les maisons Settenove ou Lo Stampatello en Italie.
Envisager la traduction pour la jeunesse dans une perspective de genre implique également de réfléchir aux enjeux d’une écriture qui soit inclusive et respectueuse de toutes les identités. Les défis sont multiples : éviter l’invisibilisation du féminin en adoptant des stratégies qui conservent la lisibilité des textes et n’en modifient pas le style; valoriser et nommer de façon respectueuse toutes les subjectivités qui composent la société, notamment les identités minoritaires; trouver des modalités afin de dépasser le binarisme de genre. Ce dernier objectif paraît particulièrement urgent, vu l’exigence de visibilité exprimée par les personnes non binaires, qui se trouve amplifiée par une production littéraire mettant en scène de plus en plus de personnages allant au-delà du binarisme de genre.
Dépasser le binarisme est plus complexe pour des langues avec genre grammatical, comme le français et l’italien qui, contrairement aux langues avec genre naturel comme l’anglais, marquent le genre à plusieurs niveaux, lexical, morphologique, syntaxique et textuel. D’ailleurs, chaque langue a développé ses propres stratégies, qui peuvent être perçues comme plus ou moins intrusives ou transgressives par rapport au modèle de la langue standard. Lorsque le récit raconte l’histoire d’un personnage non binaire, il est possible alors d’éviter tout simplement les marques de genre sans trop forcer la structure grammaticale d’une langue, comme dans le cas des traductions française et italienne de Written on the body de Jeanette Winterson, ou bien de créer des stratégies expérimentales et parfois circonscrites à un seul ouvrage, comme les doublets unis par des traits d’union et accompagnés de l’emploi du point médian dans le roman graphique Polly de Fabrice Melquiot et Isabelle Pralong (p. ex. dans la phrase : « Il-elle se sent femme, profondément femme. D’autres soirs il-elle se sent plutôt homme. Pour se distraire, après s’être émerveillé.e de l’extraordinaire variété des gens, il-elle dresse l’inventaire des êtres et des choses qui lui ressemblent »). Il est possible enfin d’employer des pronoms néologiques comme le « iel » français, ou bien d’opter pour le « schwa » (ə), un symbole de l’alphabet phonétique international qui est de plus en plus souvent utilisé en italien comme désinence qui ne marque pas le genre. Le schwa est employé par exemple dans la traduction italienne de Polly en tant que contrepartie du point médian : « Ci sono sere in cui lui-lei si sente donna, profondamente donna. Ci sono altre sere in cui lui-lei si sente di più un uomo. Per distrarsi, dopo essersi meravigliatə della straordinaria varietà delle persone, lui-lei fa l’inventario degli esseri e delle cose che glə somigliano ». Il s’agit évidemment de stratégies expérimentales qui en sont encore à leurs débuts et qui seront peut-être abandonnées en faveur d’autres solutions plus efficaces, mais il est certain que la traduction littéraire reste le champ idéal pour qui veut aller au-delà de l’ordinaire afin d’exprimer toute la richesse et la variété des identités humaines.
Pour approfondir la question
Roberta Pederzoli est professeure associée en langue et traduction française auprès du Département d’Interprétation et de Traduction de l’Université de Bologne, Campus de Forlì. Elle a consacré sa thèse de doctorat à la traduction de la littérature jeunesse. Elle a coordonné un projet Almaidea financé par l’Université de Bologne sur l’édition et la traduction pour la jeunesse dans une perspective de genre. Elle est membre du Centre MeTRa et elle a participé aux projets européens G-BOOK 1 et 2.