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Peur bleue et chair de poule : comment la traduction a créé une littérature d’horreur pour la jeunesse

Par Audrey Coussy

Sans la traduction, il n’y aurait pas de littérature d’horreur francophone, qu’elle s’adresse à la jeunesse ou aux adultes. Si en français il existait déjà une tradition fantastique empreinte d’épouvante (certains textes de Maupassant et de Maurice Level, par exemple), il faut attendre les années 1970 pour que le genre se fasse une place sur nos étagères grâce aux traductions, avec notamment Un Bébé pour Rosemary d’Ira Levin (trad. Élisabeth Janvier, 1968), L’Exorciste de William Peter Blatty (trad. Jacqueline Remillet, 1971) et Carrie de Stephen King (trad. Henri Robillot, 1976). King est aussi bien souvent l’auteur passerelle vers l’horreur pour le lectorat adolescent; plusieurs peuvent certainement se revoir emprunter avec fébrilité Carrie et La Part des ténèbres (trad. William Olivier Desmond, 1990) à la bibliothèque municipale (longue vie aux bibliothèques!).

Bien des jeunes lecteurs et lectrices ayant grandi durant les années 1990 ont connu leurs premiers frissons grâce à une littérature jeunesse d’horreur en pleine expansion. Cette dernière se développe par le biais de séries et de collections qui s’affranchissent de la règle dominante à l’époque dans le milieu, résumée ainsi en 1999 par Geneviève Brisac (directrice de collections à L’École des loisirs) : « Contrairement à ce qui peut se passer en littérature générale, ce qui dérange et provoque est mis de côté : il ne faut pas inquiéter.1 » La série pionnière en la matière? « Goosebumps » (« Chair de poule »), bien sûr. L’auteur américain R. L. Stine veut effrayer son lectorat, mais sans jamais le traumatiser : il s’adresse après tout aux 8-12 ans. La tension et la peur n’atteignent donc jamais leur paroxysme, car Stine instille de l’humour dans la narration et les dialogues (très présents), ainsi que dans certaines situations (farces et mauvais tours). Les premiers tomes paraissent en 1992 aux États-Unis et « Goosebumps » devient rapidement un phénomène international traduit dans une trentaine de langues. En France, les éditions Bayard Poche publient en mars 1995 leurs trois premiers titres : La Malédiction de la momie (trad. Jean-Baptiste Médina), La Nuit des pantins (trad. Charlie Meunier) et Dangereuses photos (trad. Daniel Alibert-Kouraguine). Au Québec, ce sont les éditions Héritage Jeunesse, puis Scholastic Québec, qui diffusent la série. Le rythme de parution est intense, puisque près de soixante-quatorze volumes vont paraître entre 1995 et 2001, date d’arrêt de la série initiale. Le succès rencontré en français est immense et facilité par l’adoption du format abordable du livre de poche, avec quelque onze millions d’exemplaires traduits vendus entre mars 1995 et décembre 19992.

Les ouvrages suivent tous la même formule : les protagonistes sont des enfants au quotidien tout à fait banal rythmé par l’école, leurs hobbies et leurs interactions familiales et amicales. Leur vie bascule avec l’intrusion d’un élément fantastique menaçant qui prend les traits de monstres archétypaux, immédiatement identifiables : fantômes, loups-garous, momies, épouvantails et autres entités maléfiques. Les chapitres sont courts; l’histoire, narrée à la première personne, est facile à suivre; le style simple et efficace embarque immédiatement le lectorat dans l’action. On est intimidé par l’horreur grandissante entre les pages, mais pas par la lecture de ces romans. En dépit de l’accueil mitigé des figures prescriptrices (bibliothécaires et libraires, critiques et journalistes, enseignantes et enseignants), « Chair de poule » amène de nombreux enfants à (re)découvrir le plaisir de la lecture – quelques années avant la saga Harry Potter, célébrée pour cette même raison.

L’horreur se fait dès lors une place visible dans l’édition jeunesse francophone, avec la création rapide d’autres séries et collections dédiées à ce nouveau genre littéraire. Leur point commun? Elles sont entièrement constituées de traductions. On compte parmi elles la série « Spooksville » de Christopher Pike (Pocket Jeunesse, 1997-2000) et la collection « Peur bleue » (J’ai lu, 1997-2001). Si « Spooksville » vise un public similaire à celui de « Chair de poule », « Peur bleue » s’adresse à un lectorat un peu plus âgé, soit les 11-15 ans. Les protagonistes ont autour de 16-17 ans ou sortent tout juste de l’adolescence, ce qui leur donne davantage d’autonomie dans l’intrigue sans pour autant s’aliéner le lectorat adolescent – on sait à quel point la question de l’identification avec les personnages est centrale en littérature jeunesse. Autre signe de ce public cible plus mature, la collection privilégie largement la figure du tueur en série (près de soixante titres sur soixante-quinze), exploitant une horreur réaliste où la menace pour les héros et héroïnes provient de leurs semblables et non d’entités fantastiques. Il s’agit d’un choix éditorial conscient, les Éditions J’ai lu ayant créé de toute pièce la collection française à partir de diverses collections anglophones. 

« Peur bleue » se réclame ainsi du slasher, sous-genre horrifique qui met en scène un forcené souvent armé d’un couteau et qui s’acharne généralement sur un groupe d’ados. Revendiquant une identité tout américaine, la collection ne cache pas au lectorat qu’il a entre les mains des traductions. Au contraire, cela devient un argument de vente et entraîne des choix traductifs que l’on pourrait qualifier de sourciers. On s’éloigne ainsi de la pratique d’adaptation culturelle qui a prédominé en traduction pour la jeunesse jusqu’aux années 1970-1980, et qui aurait par exemple francisé les prénoms anglophones – je pense au cas bien connu des protagonistes du « Club des cinq » (1955-1967)3 d’Enid Blyton. Pas de ça dans les romans « Peur bleue ». Les prénoms sources (Matt, Todd, Robin, Angie, Robbie, etc.) sont globalement conservés, tout comme les lieux : on retrouve les « boutiques de Sandy Hollow »4, des touristes qui conduisent « sur Beach Haven Drive »5, des personnages qui habitent à « Pitney Docks, le pire quartier de Port City »6, et fréquentent « Hoover High »7. Ce statut valorisé de la traduction témoigne d’une stratégie commerciale, mais aussi d’une ouverture à l’altérité dans la littérature jeunesse à la fin du XXe siècle, notamment la tendance au « moindre recours à l’adaptation, une tendance générale un peu plus sourcière et un peu moins cibliste, [une] attention nouvelle portée à la préservation d’une certaine partie de l’étrangéité du texte source »8

Depuis la fin des années 2010, l’horreur pour la jeunesse trouve un second souffle correspondant à un nouvel âge d’or de l’horreur en général et à l’arrivée d’une nouvelle génération d’éditeurs biberonnés aux séries et collections des années 1990. C’est l’influence durable que « Chair de poule » a exercée sur elle qui a poussé Clémence Bard, éditrice chez Casterman Jeunesse, à créer en 2020 la série « Hanté »9 : dédiée aux adolescents, elle ne comprend que des auteurs écrivant en français. Au Québec, la série « Frissons » d’Héritage jeunesse (créée en 1990) publie depuis 2015 des auteurs exclusivement québécois et rencontre un grand succès.  Ces récentes séries démontrent que la traduction a réussi à créer en français un vrai genre horrifique pour la jeunesse, et qu’il est toujours bien vivant. 


Audrey Coussy
enseigne la traduction et la traductologie à l’Université McGill. Elle traduit également, de l’anglais vers le français, des romans contemporains et des ouvrages documentaires.


1) Citée dans: Perrin, Raymond, (2014 [2009]), Fictions et journaux pour la jeunesse au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, p. 15.
2) Perrin, Raymond, (2014 [2009]), Fictions et journaux pour la jeunesse au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, p. 399.
3) On rencontrait en français Claudine  «Claude » Dorsel (VO : Georgina « George » Kirrin), François Gauthier (Julian Kirrin), Michel « Mick » Gauthier (Richard « Dick » Kirrin), Annie Gauthier (Anne Kirrin) et le chien Dagobert (Timothy).
4) Stine, R. L., (1999) Le Baiser de la mort, trad. Isabelle Tohla, Paris, J’ai lu, « Peur bleue », p. 140.
5) Stine, R. L., (1999) Le Baiser de la mort, trad. Isabelle Tohla, Paris, J’ai lu, « Peur bleue », p. 5.
6) Pyne, Nicolas, (1999) Seize printemps, trad. Véronique David-Marescot, Paris, J’ai lu, « Peur bleue », p. 5.
7) Ibid.
8) Douglas, Virginie (dir.), (2015) États des lieux de la traduction pour la jeunesse, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, p. 40.
9) Entretien avec Louis Barchon, « “Hanté”, la collection qui fait peur aux ados », Lecture Jeunesse, HS No 4 (Novembre 2021), p. 7.
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