Les enfants louisianais d’âge scolaire commencent souvent la visite du Vieux carré (ou Quartier français) de La Nouvelle-Orléans au pied des deux majestueux bâtiments Pontalba dont on leur raconte l’histoire qui commence ainsi : il était une fois une riche héritière créole qui avait épousé un jeune et beau noble français. Elle avait la fortune, il avait le titre et la beauté… Ce récit aux allures merveilleuses, qui berce l’imaginaire collectif de la Nouvelle-Orléans, est l’une des multiples traductions de la vie d’une femme bien réelle, dont le destin n’a rien à envier à un conte de fées.
Au début du dix-neuvième siècle, la jeune Micaela hérite une grande fortune de son père, Don Andrés Almonáster, un notable andalou établi à La Nouvelle-Orléans. La mère de Micaela, Louise de la Ronde, femme d’affaires avisée d’origine québécoise, administre ce patrimoine et le fait fructifier grâce à d’excellents investissements immobiliers. Quand Micaela atteint l’âge de quinze ans, elle est promise à un lointain cousin, Célestin de Pontalba. Après leurs noces célébrées à La Nouvelle-Orléans, les jeunes mariés traversent l’Atlantique pour s’établir au château de Mont-l’Évêque, la résidence familiale des Pontalba, au nord de Paris. Micaela ne s’y plaît guère, elle préfère la vie parisienne et ne s’entend pas avec son beau-père, le baron Joseph-Xavier de Pontalba, qui au terme de décennies de conflits sur la gestion de la dot et du patrimoine familial, tire à bout portant sur sa belle-fille honnie avec ses pistolets de duel, puis les retourne contre lui et s’ôte la vie. Par un hasard miraculeux, Micaela survit à ses blessures. Elle hérite du titre de baronne et d’une fortune colossale, puis se sépare de son époux et vogue vers La Nouvelle-Orléans où, dans sa cinquantaine, elle entre dans la légende en faisant construire les bâtiments Pontalba, deux immeubles qui encadrent encore aujourd’hui Jackson Square, à l’entrée du Quartier français. On dit qu’elle participe activement à la conception des immeubles et grimpe sur les échafaudages en pantalon, au grand dam des architectes.
Cette vie hors du commun inspirera bon nombre de traductions sous forme d’ouvrages touristiques sur le Quartier français, de plusieurs romans plus ou moins biographiques, d’un opéra, d’une comédie musicale et de diverses réinterprétations en vidéo à vocation ludique ou pédagogique. Suivant l’époque à laquelle ces œuvres sont produites, le personnage de Micaela de Pontalba est traduit différemment : plus la période est contemporaine de la sienne, plus le poids du scandale se fait sentir sur les récits. Son seul portrait officiel peint la montre comme une élégante créature au cou de cygne et aux membres déliés, alors que les photographies prises à la fin de sa vie montrent un petit bout de femme aux traits plutôt épais et au regard déterminé. Au fil des décennies, les autrices et auteurs s’émancipent progressivement des faits historiques et proposent des interprétations de plus en plus fantaisistes du personnage : leur texte source devient un ensemble de récits proches du conte de fées, où le portrait physique et moral de la Baronne fluctue : tantôt décrite comme belle, laide, brune, rousse, ingénue ou irascible; on lui prête également des aventures sentimentales impossibles à confirmer. Ces traductions n’en disent pas tant sur la Baronne que sur l’évolution des attentes envers les femmes et sur la cruauté du regard porté sur les personnes qui défient les rôles assignés à leur genre. Le fait que ce personnage historique fasse aujourd’hui partie du programme scolaire témoigne de la dilution, au fil du temps, de sa réputation sulfureuse.
On oublie souvent, quand on évoque Micaela de Pontalba, qu’elle nous a légué des traductions de pierre et de fer : à Mont l’Évêque, elle a fait de l’austère château familial une demeure de style troubadour; à Paris, elle a fait construire l’Hôtel de Pontalba, qui est aujourd’hui la résidence de l’ambassadeur des États-Unis en France; à La Nouvelle-Orléans, les immeubles qu’elle a fait construire et dont elle a étroitement supervisé la conception architecturale peuvent être considérés comme une traduction de son héritage culturel : elle y combine des références aux immeubles parisiens de la Place des Vosges, avec des boutiques au rez-de-chaussée, des appartements à l’étage et d’élégantes ferronneries à la mode espagnole, qui ont inspiré le style de tout le Quartier français. Ce sont les premiers immeubles d’appartements construits au États-Unis. Leur situation centrale en fait le point de départ des visites scolaires et touristiques, qui commencent par le récit de l’histoire de la Baronne, indissociable de l’histoire de La Nouvelle-Orléans. L’un de ces édifices, devenu le musée du Cabildo, propose même pour les jeunes visiteurs des cahiers d’activités sur l’architecture du quartier.
Traduction visuelle de la baronne de Pontalba et de ses bâtiments par un outil d'intelligence artificielle.
À l’occasion du Mardi gras, on peut aussi observer des baronnes de Pontalba de tous les âges, de tous les genres et de toutes les ethnicités dans les rues du Quartier français, chacune s’appropriant une traduction carnavalesque de ce personnage immensément populaire. Tantôt princesse de conte de fées, tantôt femme forte inspirante, son personnage aux multiples facettes stimule aussi bien l’imagination des enfants que celle des adultes. Curieusement, en ce début de vingt-et-unième siècle, elle semble être devenue une icône féministe, alors l’on ne sait rien de son engagement pour l’émancipation des femmes; la légende appartient au public, qui participe à son évolution.
De son côté, en 2018 et 2019, la conceptrice de spectacles Jeanne Faget Stephens a proposé une traduction féérique assumée de la vie de la Baronne, sous la forme de dîners immersifs. Sous l’égide de trois personnages fantasmagoriques, une nymphe créole, un renard et un majordome, les convives partageaient une soirée avec une troupe théâtrale qui incarnait les membres des familles Almonáster et Pontalba. Les festivités débutaient dans les bâtiments Pontalba et se poursuivaient dans un intérieur historique reconstitué. Les mets servis rendaient hommage à la gastronomie louisianaise des dix-huitième et dix-neuvième siècles; on pouvait notamment déguster des calas, des desserts à base de riz frit dont la recette fut importée à la Nouvelle-Orléans par les esclaves africains, qui se servaient de la vente de ces gourmandises pour racheter leur liberté.
On associe souvent la traduction à des transferts linguistiques et au passage d’une langue à une autre, mais l’histoire de la baronne de Pontalba nous montre que l’on peut traduire un personnage historique en légende, dont la mémoire est associée pour toujours à la traduction d’une ville et s’exprime en récits pour petits et grands, en spectacles ou en recettes de cuisine. Chacune de ces réinventions peut donner envie de rechercher des renseignements sur les conventions autrefois imposées aux filles, de se rendre dans un musée, d’aller en Louisiane se faire lire les lignes de la main par une drag queen en costume de Baroness ou d’enfiler une perruque et de rejoindre un bal du Mardi gras. Ces traductions créatives nous montrent également la variété des formes de texte et des relations entre ces dernières, et nous inspireront peut-être à vivre et penser la traduction autrement.
Forte d'un double bagage en technologies de l'information et en traductologie, Audrey Canalès est professeure adjointe au Département des arts, langues et littératures de l’Université de Sherbrooke et chercheuse régulière au Centre de recherche interuniversitaire sur les humanités numériques (CRIHN). Elle est présidente de l’Association canadienne de traductologie et membre du comité de rédaction de la revue TTR : Traduction, terminologie, rédaction.