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Témoignage

La traduction et moi en quatre temps

Par Mylène Goupil

Je ne sais pas si les autres auteurs et autrices se posent la question de la traduction quand ils écrivent. Pour ma part, dans ma (très courte) carrière d’autrice de romans jeunesse, quand j’y ai pensé, c’était loin d’être parce que je me préoccupais de faciliter la tâche à un éventuel traducteur ou traductrice. De toute façon, je ne pouvais même pas imaginer que mes romans seraient un jour amenés à voyager. Non, si j’ai pensé à la traduction, c’est plutôt parce qu’il me semblait que ma vie d’autrice aurait été plus simple si je n’avais pas écrit en français.  

Hiver 2021

Je suis en train d’écrire mon troisième roman, Les enfants brocolis, un roman que je n’avais aucune envie d’écrire. Parfois, les histoires nous tombent dessus et on ne peut pas simplement les refiler à quelqu’un d’autre. Elles nous appartiennent. C’est comme ça. 

Dès le départ, un personnage m’était apparu très clairement : Mildred. Qui rapidement avait demandé à se faire appeler Jack, sans que je sache précisément pourquoi. Ça arrive que les personnages surgissent déjà tout faits, avec une personnalité, une histoire. Et qu’ils n’en font qu’à leur tête pendant l’écriture et font prendre au récit une tournure inattendue. C’est d’ailleurs probablement la partie la plus formidable de la création. 

Revenons à Mildred/Jack. À partir du moment où Mildred devient Jack, je passe du féminin au masculin quand il est question du personnage. Mais ma mère, qui est ma première lectrice, ne cesse de me parler de « la petite Jack », elle. Je suis un peu embêtée. Peut-être que je me trompe et que le changement de prénom du personnage n’a rien à voir avec l’identité de genre. Peut-être qu’il rejette simplement les modèles féminins qui lui avaient été imposés. Peut-être qu’il a seulement envie de porter un prénom qui, pour lui, évoque l’aventure. En fait, la seule chose qui est claire, c’est que je n’ai pas envie de décider à sa place. 

À partir de ce moment, je m’efforce donc d’utiliser des tournures de phrases qui permettent d’éviter les pronoms et surtout, j’ai recours aux adjectifs épicènes. Et tandis que je me casse la tête à essayer de ne rien échapper, je me dis que si ce roman est un jour traduit en anglais, le traducteur ou la traductrice n’aura pas ce problème. En revanche, j’éprouve un certain plaisir à me dire que pour les adjectifs possessifs, ce sera une autre paire de manches. C’est un réconfort, parfois de savoir qu’on n’est pas seul à souffrir.

Été 2023

À ma grande surprise, j’apprends dans un courriel que mon deuxième roman, Mélie quelque part au milieu, sera traduit en anglais pour le marché nord-américain. Ça me fait d’autant plus plaisir que toute une partie de ma famille vit aux États-Unis et pourra enfin me lire. Le français s’est perdu quelque part entre deux générations. 

Automne 2023

J’ai la chance de pouvoir jeter un œil sur la version anglaise de Mélie quelque part au milieu avant la publication. C’est une émotion particulière de se lire dans les mots de quelqu’un d’autre surtout que la traductrice, Shelley Tanaka, a fait un travail remarquable.

Deux éléments m’ont toutefois fait prendre conscience que malgré la bonne connaissance que l’on peut avoir d’une langue, il nous reste toujours des choses à apprendre.

Le cas « Reconduire »

Dans mon roman, Mélie garde un bébé chez son ancien professeur, monsieur Xavier et lui ou son amoureux, Luc, vont toujours la chercher ou la ramener chez elle, à pied. 

Pourtant, quand, à un moment, Xavier dit à Mélie :

« Je vais aller te reconduire tout de suite. »

C’est devenu, en anglais :

« I can drive you home straight away. »

Je me suis demandé si la notion de « reconduire » en français n’impliquait pas nécessairement une voiture, mais après vérification, j’ai bien vu que non. Par contre, en discutant plus tard avec l’éditrice de la version anglaise, elle m’a appris qu’elle aussi avait été étonnée de voir que « reconduire » ne se traduisait pas nécessairement par « to drive home ». À l’inverse, je ne pense pas qu’il soit possible, en français, d’exprimer en un seul mot l’idée de « to walk home » ou de « to drive home ». 

On peut dire que c’est 1-0 pour l’anglais en ce qui concerne la précision dans ce cas.     

« Je t’aime beaucoup »

En français, ça me semble une évidence que si on dit : « Je t’aime beaucoup », c’est beaucoup moins fort que si on dit simplement : « Je t’aime ».

D’ailleurs, Les colocs seraient d’accord avec moi, eux qui chantent, dans la chanson Le répondeur :

« J’y’ai jamais dit je t’aime tout court
J’rajoute toujours quelqu’chose après
C’comme ça qu’on voit si on est en amour
Je t’aime beaucoup ça fait moins vrai »

Et je pensais que c’était la même chose en anglais. Mais il semble bien que non. 

Dans un passage du roman, le personnage de Mélie doit faire une carte à son père pour la fête des Pères.

Elle écrit qu’elle l’aime. 

« Et elle ajoute « beaucoup » à la fin pour ne pas exagérer ».

Dans la version anglaise, ce passage est traduit par :

« She writes, I love you very much. And then she erases very much from the end. She doesn’t want to exaggerate. »

Donc, alors qu’en français, le « beaucoup » atténue le sentiment amoureux, en anglais, le « very much » l’intensifie.

Mais c’est vrai qu’en anglais, le « like » permet déjà d’établir une nuance du sentiment amoureux, rôle qui semble joué en français par « beaucoup ». 

Automne 2023 (bis)

Le même courriel de juillet 2023 qui m’annonçait la traduction de Mélie quelque part au milieu m’informait que Les enfants brocolis seraient aussi traduits. Toutefois, cette fois, je n’ai pas vu la traduction avant que le roman soit publié. De toute façon, j’aurais été bien embêtée de la réviser. Et maintenant que je peux le tenir entre mes mains, je n’ai toujours aucune idée de ce qui est advenu du personnage de Jack. Parce que cette nouvelle version est en albanais! Alors si un ou une albanophone me lit, faites-moi signe. J’ai un roman pour enfants pour vous. Et quelques questions sur sa traduction.

Mylène Goupil travaille comme rédactrice, correctrice et traductrice en communication technique. Elle est aussi autrice de romans jeunesse, dont Mélie quelque part au milieu et Les enfants brocolis, parus chez Québec Amérique.


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