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Qu’en dit la relève?

Propos recueillis par Annabelle Briand, traductrice agréée
L’industrie langagière se trouve au cœur d’une évolution technologique constante. Le sujet est d’ailleurs sur toutes les lèvres, en particulier depuis l’arrivée des agents conversationnels utilisant l’intelligence artificielle. La toile foisonne d’articles de professionnels d’expérience qui discutent du sujet. Mais qu’en pense notre relève?

Nous avons posé la question à deux jeunes langagières et un jeune langagier aux parcours différents. Nous vous invitons ainsi à faire connaissance avec Olivier Lepage, interprète agréé et fondateur de l’entreprise America Interpretation, Sarah Bouffard, traductrice agréée, pigiste de l’anglais vers le français, et Megan Exilus, étudiante au baccalauréat en traduction de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Circuit : Comment voyez-vous les différentes technologies à votre disposition, qui représentent vraisemblablement une partie importante de votre travail ou de vos études?

Olivier, interprète : J’ai suivi le programme d’interprétation de Langton, à l’Université York de Toronto. Il s’agissait d’un programme innovateur, car la première année d’études se faisait uniquement à distance. C’était du jamais vu à l’époque. Je me suis donc vite familiarisé avec les logiciels d’interprétation en ligne, une expérience qui s’est révélée pratique lors de la pandémie de COVID-19, qui a complètement chamboulé le quotidien des interprètes. Aujourd’hui, la majorité des événements a lieu de façon virtuelle et cela a changé notre manière de travailler. Nous pouvons économiser de l’argent et du temps et être plus productifs, car nous n’avons pas besoin de nous déplacer pour chaque mandat. Par exemple, mon entreprise a fait un contrat pour une réunion en Corée récemment. Nous étions six interprètes et ce projet aurait été bien difficile à réaliser sans la technologie. En bref, mon éducation a été très bénéfique en ce sens, voire précurseure, et je suis très reconnaissant d’avoir pu en bénéficier. Mon cheminement universitaire m’a définitivement préparé à notre réalité actuelle.

Sarah, traductrice : Les technologies ont une grande place dans ma pratique professionnelle. Elles sont encore plus utiles que ce à quoi je m’attendais pendant ma formation universitaire. J’accueille avec beaucoup d’enthousiasme (et tout autant de prudence) les différentes technologies qui s’offrent à moi. Par contre, de plus en plus de clients s’approprient les nouvelles technologies et nous les imposent (logiciels, mémoires, intelligence artificielle, etc.), ce qui ne nous laisse pas toute la liberté dont nous devrions profiter en tant que professionnels. À mon avis, les traducteurs et les langagiers en général devraient avoir un plus grand rôle à jouer dans le développement et l’utilisation des technologies liées à la production et à la manipulation de la langue.

Megan, étudiante : En tant que membre de la relève dans les professions langagières, je considère que les technologies mises à ma disposition me permettent d’élargir ma sphère de recherche et de connaissances. L’accès aux multiples sources d’information disponibles sur le Web m’aident à être plus précise dans mes exercices de traduction ou d’interprétation. Je suis consciente de la variété des technologies qui sont accessibles et je reconnais leur évolution constante ainsi que leur impact grandissant sur mes études. Certains cours sont d’ailleurs entièrement consacrés aux différentes technologies de traduction et sont continuellement mis à jour dans notre cursus. Je considère ces technologies comme des outils nécessitant une intégration prudente dans mon parcours d’apprentissage, tout en gardant en tête la possibilité de les exploiter davantage dans ma future profession. Pour l’instant, il me semble important de limiter l’utilisation des diverses technologies associées à la traduction automatique. Cette démarche vise à favoriser le développement complet de ma capacité d’analyse, la mise en place d’une méthodologie rigoureuse et l’acquisition de l’autonomie indispensable pour réaliser un travail de qualité. 

C. :  La technologie améliore-t-elle les possibilités d’apprentissage pour continuer à vous perfectionner?

Olivier : La formation continue n’est malheureusement pas encore suffisamment développée dans le milieu de l’interprétation. La meilleure manière de s’améliorer est par l’expérience. Il est d’ailleurs difficile pour les interprètes du Québec d’accéder à des formations sur place. La technologie aide à rendre le tout plus accessible et nous avons assisté à une grande croissance des webinaires, mais je dois avouer que rien ne bat les formations en personne. Bien que j’aie fait ma première année d’études en mode virtuel, c’est ma deuxième année, en salle de classe, qui m’a été la plus bénéfique. 

Sarah : Je considère que les options de perfectionnement sont intéressantes et suffisantes, mais je ne dirais pas non à un plus grand choix. Peut-on vraiment être trop formé? La technologie est un magnifique outil pour nous donner accès à un plus vaste éventail de formations et d’occasions de perfectionnement, mais d’un autre côté, elle limite les contacts humains (par exemple avec la formation en ligne), qui sont, à mon avis, essentiels pour un apprentissage à la fois durable, efficace et agréable. L’accessibilité et la simplicité apportées par la technologie sont les bienvenues, mais elles peuvent aussi être nuisibles.

Megan : Les possibilités d’apprentissage en vue de me perfectionner sont nombreuses, et la technologie joue un rôle essentiel en améliorant l’accessibilité des formations. L’université encourage la participation à des activités susceptibles de contribuer à mon perfectionnement. Cela inclut la communication régulière d’information aux étudiants concernant les événements organisés en dehors de notre programme d’études. Ces activités prennent la forme de conférences, de séances de mentorat et d’information. Je reçois également des liens vers des sites gouvernementaux et j’ai accès à des offres d’emplois pour étudiants ainsi qu’à des formations visant à acquérir des compétences ou à améliorer celles que je possède déjà. La technologie facilite la diffusion de cette information et me permet de participer à distance à des activités qui étaient auparavant hors de portée en raison de l’endroit où elles avaient lieu. Cela peut également contribuer à faire des économies ou à investir les sommes épargnées dans mes études, car certaines dépenses sont considérablement réduites. Ainsi, la technologie reste cruciale en matière de possibilité d’apprentissage en vue de me perfectionner.

C. : Comment la technologie contribue-t-elle ou nuit-elle à votre travail?

Olivier : La technologie et la pandémie ont fait exploser la demande en interprétation. Elle est devenue si grande que la majorité de mes responsabilités tournent désormais autour de la gestion, sans toutefois que je perde mon rôle d’interprète. Cependant, la technologie rend le travail beaucoup plus difficile, car la qualité du son n’est pas toujours bonne. Par exemple, les gens n’ont pas toujours des micros adéquats ou ne les utilisent pas correctement, donc l’interprète entend moins bien. La situation fait en sorte que nous devons faire plus d’efforts mentaux et cela nuit à notre travail. Plusieurs articles en ligne démontrent par ailleurs qu’il y a de plus en plus d’accidents acoustiques liés à l’interprétation en ligne, dus notamment à la mauvaise qualité du son, aux chocs acoustiques, au fait de porter le casque d’écoute en tout temps, etc. Malgré cela, je crois que nous pouvons apprendre à mieux utiliser les outils en ligne et que ces défis peuvent s’amoindrir avec le temps.

Sarah : En général, la technologie me simplifie beaucoup la vie. Certains logiciels, comme les outils de reconnaissance vocale, me permettent de gagner beaucoup de temps, en plus de m’offrir des méthodes de travail variées. Cela me permet d’éviter l’ennui ou l’épuisement et je deviens plus efficace. Il y a cependant des situations où la technologie peut être nuisible ou désagréable, par exemple lorsque des mémoires de traduction à grande échelle nous sont imposées. Il se peut que les traductions qui y sont incluses ne soient pas exactes et certains clients tiennent vraiment à ce que tout soit « pareil » d’un document à l’autre, même si ce n’est pas la traduction idéale. À mon avis, c’est nuisible à l’image de notre profession, mais aussi pour l’utilisateur final. 

Megan : La technologie est un atout essentiel pour mes études. Grâce à elle, la possibilité de réseautage à l’échelle mondiale est enrichie. Je peux aisément consulter des personnes expérimentées partout dans le monde et accéder rapidement aux actualités liées à la langue. De plus, je dispose de moyens pour obtenir diverses perspectives sur des notions théoriques, ainsi que pour les appliquer dans des contextes spécifiques. Elle constitue également un moyen efficace pour gérer le temps et diverses formes de stress, ce qui me permet de me concentrer entièrement sur mes études. La technologie est devenue indispensable. Cependant, son omniprésence et le manque d’encadrement peuvent avoir des désavantages. Elle peut rapidement devenir une source de distraction, nous donnant accès à un trop vaste éventail de renseignements dont la pertinence doit constamment être remise en question. Il est parfois difficile de trouver un équilibre entre la quantité et la variété de la technologie accessible, et la qualité de l’information qu’elle offre.

C. : Avez-vous des craintes, des projets ou des espoirs liés aux outils d’intelligence artificielle (IA)? 

Olivier : J’ai actuellement un projet très tangible qui est de faire de l’interprétation avec l’IA. Il ne s’agit pas nécessairement d’un nouveau phénomène, car c’est une forme de programmation qui existe depuis déjà quelque temps. Je pense que cela permettrait d’ouvrir un nouveau marché plus simple et plus abordable. Selon moi, la technologie pourra un jour travailler aussi bien qu’un interprète qui manque d’expérience ou qui n’a pas continué à se perfectionner. En réalité, elle ne remplacera sans doute jamais l’humain, en particulier dans les domaines comme la finance ou sur la colline du Parlement, mais elle va certainement nous faire concurrence. Les performances seront donc comparées, comme c’est actuellement le cas en traduction. Pour cette raison, les interprètes auront un rôle de plus en plus grand à jouer au sein de leur profession et devront assurer un travail de bonne qualité. Ils auront d’ailleurs toujours un rôle à jouer, même lorsque les clients opteront pour l’IA, notamment pour préparer les interprétations dans des secteurs spécialisés et aider à calibrer l’outil de reconnaissance vocale.

Sarah : Ces outils sont super, mais nous devons les aborder avec prudence. J’ai commencé à les utiliser pour faire des recherches terminologiques et trouver des expressions; les agents conversationnels, par exemple, me donnent beaucoup d’idées. Je m’assure bien évidemment de faire des vérifications par la suite, mais j’ai gagné énormément de temps en les utilisant, en particulier pour mes textes techniques. Cependant, les traductions générées par ces outils sont souvent inexactes. Malgré cela, je constate que de plus en plus d’entreprises nous proposent des textes déjà « traduits » par des machines pour révision, et ce, à un prix moindre. Plus l’IA générative prend de place dans nos vies, plus je crains que notre profession perde de la valeur aux yeux des clients, que les gens ne soient pas assez sensibilisés à l’importance de la traduction et jugent que l’IA générative est suffisante. Nous devons donc nous repositionner en tant que professionnels de la langue et changer notre offre : l’IA générative nous force à offrir davantage un service (conseil linguistique, adaptation, etc.) qu’un produit (document traduit). C’est une très bonne chose à mon avis. En revanche, il faut faire attention à bien informer les clients sur notre véritable rôle. 

Megan : Je regarde les outils d’IA générative d’un œil optimiste et je suis curieuse de les explorer afin de savoir les maitriser. Je pense toutefois qu’il est important de posséder des compétences en traduction déjà solidement développées et de maitriser les subtilités de l’IA générative avant de penser à l’utiliser comme outil de traduction. Certaines universités offrent des formations pour comprendre le fonctionnement des intelligences artificielles et pour apprendre à les maitriser, ce qui est extraordinaire, car les possibilités de perfectionnement grâce à l’IA semblent infinies. Cependant, je crains que le débat sur son encadrement ne s’éternise et que notre génération soit privée d’une société où cohabiter avec l’IA serait sain et sans difficulté. J’espère que l’évolution de ces technologies ira dans la bonne direction et qu’on trouvera rapidement l’équilibre nécessaire pour intégrer les outils de l’IA de manière efficace dans notre quotidien.

C. : Comment envisagez-vous votre carrière? Croyez-vous que la technologie va changer votre façon de travailler dans 10 ou 15 ans? 

Olivier : Pour ma part, je ne vois que du positif. Il faut toutefois avoir la volonté de s’adapter, car comme la technologie ne cesse d’évoluer, il faut continuer à le faire de notre côté.

Sarah : Je crois que grâce à la technologie, les traducteurs peuvent être plus efficaces et contribuer davantage à la transmission du savoir dans différentes langues. À mon avis, le traducteur de demain aura plus de travail, mais aura aussi un autre rôle : celui de conseiller linguistique. Nous serons appelés à réviser plus, oui, mais aussi à adapter davantage. Nous jouerons aussi un plus grand rôle dans la sensibilisation du grand public à l’importance de la diversité linguistique et aux particularités de chaque langue. Je crois par ailleurs que les textes créatifs et les campagnes de marketing devront demeurer dans les mains des traducteurs humains. Dès qu’une dimension « émotive » entre en jeu, nous avons besoin de la complexité humaine pour produire des textes qui touchent réellement le public.

Megan : Je suis convaincue que ma carrière sera de plus en plus passionnante, qu’elle sera pleine de surprises et de défis à relever. Durant mes études, j’ai dû m’adapter à l’influence de la pandémie sur ma façon de concevoir mon futur professionnel. J’ai également été confrontée à des choix cruciaux et à des moments de remise en question, en raison de l’inflation, des bouleversements médiatiques et de la manière dont ma carrière pourrait être façonnée par la vision contemporaine du monde du travail. Même si ma contribution sera toujours essentielle dans le domaine de la traduction, je suis persuadée que la technologie jouera également un rôle majeur dans ma manière de travailler dans 10 ou 15 ans, puisque je disposerai d’accès à des outils de plus en plus performants, qu’une grande partie de mon travail sera automatisée, et qu’il me faudra trouver des approches novatrices pour m’adapter et jouer mon rôle de traductrice.

Annabelle Briand est responsable du Comité de la relève de l’OTTIAQ.


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