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La position du Bureau de la traduction face à l’intelligence artificielle

Le Bureau de la traduction étant le plus gros employeur du Canada dans nos professions, Circuit a voulu savoir où en était l’utilisation des technologies au sein de ses services et comment on y envisage l’arrivée de l’intelligence artificielle générative. À cet effet, nous nous sommes entretenus avec M. Dominic Laporte, président-directeur général, entré en fonction en janvier 2023.

Propos recueillis par Betty Cohen, traductrice agréée

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Circuit : Le Bureau de la traduction utilise une infographie intéressante sur les dangers de la traduction automatique non révisée [ndlr – voir les documents reproduits ci-dessus]. Avez-vous établi une politique à cet égard?

Dominic Laporte : Nous essayons de sensibiliser notre clientèle. Nous l’informons sur les limites de la traduction automatique et sur le fait qu’il est souvent plus laborieux de revoir un texte traduit automatiquement. Nous insistons aussi sur la valeur ajoutée du traducteur professionnel. Nous mettons surtout l’accent sur l’importance de la confidentialité dans un contexte gouvernemental et sur les risques que comporte l’utilisation des moteurs de traduction automatique grand public. Nous savons que ces logiciels sont alimentés par des bases de données publiques appelées grands modèles de langage et qu’ils réutilisent les données qui y sont versées, mais nous ne savons pas exactement comment. La confidentialité et la sécurité des données ne sont, par conséquent, pas du tout assurées. Dans notre environnement, cela peut avoir des conséquences importantes. 

C. : Dans quelle mesure le Bureau de la traduction utilise-t-il la traduction automatique?

D. L. : Rappelons que le gouvernement fédéral a été un pionnier de l’utilisation de la traduction automatique avec TAUM Météo dans les années 1980. Aujourd’hui, la majorité des employés du Bureau de la traduction ont accès à des solutions de traduction automatique neuronale ou TAN. Nous expérimentons plusieurs solutions selon les modèles et nous échangeons de l’information sur les résultats. Tous les moteurs de traduction automatique ne se valent pas. Certains permettent d’entraîner la machine, d’autre pas. Certains sont plus spécialisés que d’autres. Il n’y a pas de solution unique au Bureau, mais plutôt des solutions adaptées au contexte et aux besoins. 

C. : L’avènement de l’IA générative vient bousculer un peu plus nos marchés et nos processus. Le Bureau de la traduction a-t-il réfléchi à l’avenir de ses services compte tenu de cette nouveauté? 

D. L. : Nous en sommes au stade de l’analyse. C’est nouveau pour les ministères aussi. Certains clients utilisent l’IA et envoient des traductions à réviser. Nous les mettons alors en garde contre la qualité des intrants et les sensibilisons aux enjeux de sécurité. Il faut également leur faire comprendre les biais de la machine qui pourrait, par exemple, mettre toujours le masculin pour doctor et le féminin pour nurse. On imagine les conséquences si the doctor est une docteure et the nurse un infirmier!

Dans un autre ordre d’idées, l’utilisation de la traduction automatique sans l’intervention d’un professionnel ne permet pas toujours des gains d’efficacité. Elle peut être utile pour la traduction rapide de textes transactionnels ou sans réelle valeur, mais les textes sensibles, qui demandent une attention particulière aux nuances, doivent absolument être révisés. Le gain de temps devient alors relatif. Par ailleurs, qui va déterminer la valeur d’un texte? Ce qui n’a pas de valeur pour l’un peut en avoir considérablement pour l’autre. L’utilisation de la TAN, par conséquent, ne peut aller sans une gestion serrée des risques, car même le transactionnel comporte des risques. Au gouvernement fédéral, où l’égalité des deux langues officielles est primordiale et où, par conséquent, la traduction exige le même soin que la rédaction, il faut se demander si le jeu en vaut la chandelle chaque fois que l’on veut utiliser la traduction automatique.

Et comme je le disais plus tôt, il faut penser à ce qui alimente les bases de données de l’intelligence artificielle. Si les intrants ne sont pas de bonne qualité ou si la machine s’auto-alimente, il y a un risque de reproduction des erreurs.

Donc nous sommes très loin d’une utilisation directe de la TAN pour le moment. 

C. : Voyez-vous d’autres enjeux pour nos professions?

D. L. : Malgré la traduction automatique, l’enjeu actuel est la pénurie de traductrices et de traducteurs alors que la demande ne cesse de croître. Certains métiers répétitifs vont disparaître avec l’IA, mais pas la traduction. Et il faut absolument assurer une relève adéquate. Pour cela, nous travaillons en étroite collaboration avec l’OTTIAQ et les universités pour attirer des candidats à la profession, à commencer par une sensibilisation des conseillers en orientation dans les cégeps. La formation de bons traducteurs dépend aussi du capital humain, donc de la présence de traducteurs et traductrices chevronnés déjà en place pour former les débutants et maintenir les connaissances et compétences.

Il existe aussi des enjeux en interprétation. De nombreux logiciels sont apparus ces dernières années et l’on craint que cela nuise à la profession. À mon avis, la machine est loin de pouvoir remplacer l’humain. Que l’on pense aux accents, aux subtilités culturelles, aux sensibilités des personnes et des propos, etc. Même s’il y a des avancées technologiques, le jour où l’on se passera des interprètes professionnels n’est pas pour demain.

Cela étant, il reste que nous sommes à une croisée des chemins et que les professions langagières vont certainement changer et évoluer avec les progrès technologiques dans les prochaines années. Mais elles sont loin de disparaître à mon avis.


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