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IA générative : le changement est dans la relation client, plus que dans les méthodes

Propos recueillis par Betty Cohen, traductrice agréée
L’intelligence artificielle générative est sur toutes les lèvres depuis le lancement de ChatGPT en novembre 2022. Ses applications sont nombreuses et, pour la première fois, elle représente un risque pour les métiers du savoir puisqu’elle peut, ou pourra dans un avenir plus ou moins rapproché, remplacer l’humain dans certaines tâches intellectuelles. Sa puissance est telle que ses inventeurs eux-mêmes ont pris la peine de lancer des mises en garde contre les usages mal intentionnés. Cela étant, d’autres ont fait rapidement ressortir ses défauts actuels, et d’autres encore soulignent déjà les limites, souvent purement financières, de son expansion. Qui a raison? On le saura à l'usage.

Pour l’heure, et s’agissant de nos métiers de langagiers, il semble qu’elle ne change pas grand-chose, selon nos participants. Et pour cause, elle fonctionne sur des systèmes neuronaux, les mêmes que ceux de la TAN que nous connaissons. La différence est dans le volume de données et la puissance de traitement. Par conséquent, nous avons en quelque sorte une longueur d’avance. Qui plus est, selon les tests effectués par plusieurs organismes de recherche en localisation, il semble que l’IA générative donne un résultat moins bon, en traduction, que celui des systèmes spécialisés. La machine étant conçue pour générer du texte à partir de bases de données générales et non pour traduire, elle a tendance à réécrire, voire à « halluciner » selon le terme consacré. À l’opposé, les systèmes de TAN sont entraînés sur des corpus bilingues et fonctionnent de façon plus spécifique.

Par conséquent, s’il utilise l’IA générative, le traducteur en est quitte pour une révision encore plus attentive.

Mais nos clients le savent-ils?

Cependant, les moteurs de traduction grand public et à présent l’IA générative en font rêver plus d’un. Avec ces technologies, une nouvelle demande a vu le jour : la post-édition ou révision de la sortie machine. Nos clients sont prompts à croire en ces outils et à les utiliser, mais ils en connaissent aussi les limites et préfèrent tout de même faire intervenir un professionnel… à condition que ça ne coûte pas trop cher. Comme le souligne Antoine Raimbert, « le client aimerait se passer d’intermédiaire ». 

Que répondre? Les traducteurs indépendants qui ont participé à nos échanges sont catégoriques, c’est non! Tout en reconnaissant que des traducteurs plus jeunes et moins bien établis pourraient être tentés d’accepter, ils refusent pour eux-mêmes et le déconseillent. C’est une question de professionnalisme. 

L’affaire est plus délicate du côté des cabinets qui, soit refusent également, soit acceptent pour certains clients dans certaines circonstances. Cela est du moins vrai pour nos participants. Cependant, ils doivent faire face à des concurrents qui n’hésitent pas à offrir le service. Faut-il alors accepter et garder le client ou le laisser partir?

Du côté des services en entreprise, le délai peut aussi être en cause. « C’est bien long, vous ne pouvez pas le passer dans une machine? » En fait, les clients ne se rendent pas compte que tout va déjà beaucoup plus vite qu’avant. Il faut alors des trésors de patience pour leur expliquer que l’outil ne fait pas tout et que l’humain est là pour assurer la qualité et la gestion du risque, et surtout, que l’économie de coût peut coûter très cher à une entreprise en cas d’erreur. 

La relation avec le client, qui a toujours été difficile dans notre domaine, se complique avec les outils. Déjà que plusieurs croient qu’il suffit d’être bilingue pour traduire, maintenant il y a des logiciels qui le font gratuitement! L’éducation du client s’impose donc de plus en plus. Il faut absolument changer les perceptions et présenter le traducteur non pas comme un « scribe bilingue », selon les mots de Karine St-Onge, mais comme un communicateur et un professionnel conscient des enjeux. La rémunération aussi, doit suivre. Joachim Lépine pose une question judicieuse : « La majorité des autres professions haussent leurs prix quand elles adoptent de nouvelles technologies qui les rendent plus efficaces. Pourquoi nous demande-t-on à nous, traducteurs, de les baisser? »

Une concurrence féroce

Sur ce dernier point, les gestionnaires de cabinets de traduction ont une explication : la concurrence féroce des multinationales de la traduction. Ces entreprises n’hésitent pas à offrir des tarifs dégressifs, des niveaux de qualité négociables ou d’autres arrangements pour rafler des marchés. Pour nos participants, chaque renouvellement de contrat est un risque. Le client pourrait céder au chant de ces sirènes et exiger une baisse de tarif ou bien de nouveaux services, en menaçant de changer de fournisseur en cas de refus. 

On a vu ainsi apparaître des niveaux de qualité selon le type de texte, des services de post-édition « légère », voire une demande de services de traduction automatique à l’aide d’un serveur dédié au client (confidentialité et sécurité obligent), mais géré par le fournisseur de services de traduction. Où commence et où finit la responsabilité professionnelle dans tout cela? Les multinationales ne semblent pas s’en soucier, ou alors leurs contrats sont à toute épreuve.

Les cabinets de traduction doivent donc suivre le rythme et, comme l’affirme Charles Lespérance, dans ces cas le fournisseur doit expliquer qu’il a une responsabilité de moyens, mais pas de résultat. Autrement dit, le client doit être clairement avisé des risques et, surtout, les assumer. 

Ces préoccupations sont toutes déjà là avec la traduction automatique neuronale. La crainte est que les promesses de l’IA générative ne viennent les démultiplier. Il faut donc agir et réagir en tant que profession, pour avertir nos clients des dangers de cette technologie et leur expliquer la valeur de nos services.


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