Le printemps 1992 a été difficile pour les artisans du magazine Circuit. Son directeur voyait notamment son réseau de relations décimé par une maladie implacable. Il n’avait plus guère d’énergie à consacrer au magazine, ce qui inquiétait les membres du Comité de rédaction. Certains réclamaient sa démission, ce à quoi il finit par se résigner. Mais la division régnait au sein du comité. Anticipant une relève de la garde qui s’annonçait, la rédactrice en chef, Josée Ouellet Simard, et le conseiller du directeur, Paul Horguelin, un monument de la profession, choisirent de démissionner à leur tour, bientôt suivis par Marie-Christine Blais, partie entreprendre une carrière remplie de promesses dans les médias. Les membres restants s’entendirent pour proposer la candidature d’un remplaçant à la direction, en l’occurrence moi-même. Fort de plusieurs années d’expérience en bénévolat et bénéficiant de la confiance du directeur démissionnaire et de celle de Diane Blais-Ialenti, alors nouvelle présidente de la Corporation professionnelle des traducteurs et interprètes agréés du Québec (CPTIAQ), je pris donc la barre de Circuit.
Dans un premier éditorial, je parlais d’un beau bateau, fin et racé, mais rarement a-t-on vu un bateau quitter le port avec un équipage aussi peu soudé. Heureusement, les collaborateurs externes, Lise Gascon à la direction artistique et Mardigrafe à l’éditique, étaient solides. La préparation d’un premier numéro était bien avancée et il fut publié à la date prévue. Mais après? Car il fallait maintenir le cap. Sur ma recommandation, la CPTIAQ a retenu les services d’une nouvelle rédactrice en chef, Gloria Kearns, et accepté de la rémunérer, au même titre qu’elle le faisait pour sa prédécesseure. Pour le reste, j’ai heureusement pu compter sur le soutien indéfectible de Nada Kerpan et le vaste réseau de contacts de Betty Cohen, ex-présidente de la CPTIAQ, pour monter rapidement un dossier sur la traduction à l’heure du libre-échange. Les autres chroniqueurs et chroniqueuses, Monique C. Cormier, Véronique Décarie, Solange Lapierre et Stéphane Loysel, ayant livré leur part de la marchandise, nous sommes parvenus à accomplir un nouveau miracle, comme le disait l’ancien directeur.
Après avoir abordé la qualité de la langue des journalistes sportifs, nous avons publié un dossier sur les langues autochtones, un projet maintes fois reporté par le Comité de rédaction et dont j’étais très fier. Avec l’aide de Robert Dubuc et de Marie-Éva de Villers, Nada Kerpan a ensuite opéré une nouvelle fois sa magie pour préparer un dossier sur l’orthographe. Le bateau était désormais bien à flot. La suite ne fut cependant pas sans écueils : un dossier sur le marché de l’espagnol depuis l’ALENA donna lieu à une prise de bec entre les collaborateurs externes. L’article sur lequel portait le litige ayant été rédigé en espagnol, une première pour Circuit, j’étais en assez mauvaise posture pour tenter d’apaiser les esprits, mais ce fut sans grandes conséquences pour le magazine.
Parallèlement à mon rôle de directeur, j’ai également été successivement responsable de plusieurs chroniques. Pour l’une d’entre elles, Des livres, j’ai davantage mis l’accent sur la traduction littéraire que ne l’avaient fait mes prédécesseurs, ce qui m’a entre autres permis de parcourir l’ensemble de l’œuvre de Jack Kerouac en traduction (Circuit no 62). Pour en arriver à la conclusion qu’il était grand temps de retraduire Sur la route et de confier cette tâche à des traducteurs québécois, les anciennes traductions de Gallimard en français parisien étant nettement devenues obsolètes. Ironiquement, un projet dans ce sens a vu le jour au Nouveau Théâtre Expérimental une vingtaine d’années plus tard1. Parlant de prémonition, j’abordais en 1992, dans une chronique À voix basse intitulée « Sois Belge et tais-toi », la question de l’appropriation culturelle, ramenée à l’avant-plan en traduction 30 ans plus tard, en marge de l’assermentation de Joe Biden comme président des États-Unis en 2021.
« Avoir pensé avec justesse n’est pas un mérite : statistiquement il est presque inévitable que, parmi les nombreuses idées fausses, confuses, ou banales, qui se présentent à l’esprit, il y en ait quelques-unes qui soient perspicaces ou parfois même géniales (…) » C’est la réflexion qu’Italo Calvino inspire à son personnage monsieur Palomar, dans une traduction magistrale de Jean-Paul Manganaro2. Voilà qui relativise un peu les choses.
Parmi mes chroniques préférées, Silhouette présentait des collègues traducteurs et traductrices de renom. Une des premières silhouettes publiées sous ma direction, tracée par le poète et traducteur Robert Melançon (Circuit, no 39), était consacrée à un gentleman de la profession, Philip Stratford, traducteur d’œuvres de Marie-Claire Blais, Félix Leclerc, René Lévesque et Antonine Maillet, notamment. J’avais côtoyé Philip à l’Association des traducteurs littéraires (devenue l’ATTLC), dont il était un membre fondateur, et apprécié cet homme d’une classe à part sur le plan professionnel.
Il y a quelques années, je me suis assis au bureau de Félix Leclerc dans l’Espace dédié à sa mémoire à l’Île d’Orléans. Un meuble en bois assez simple, un peu semblable au mien. Sous une plaque de verre posée sur le plateau étaient éparpillés des documents divers : photographies, cartes postales, brouillons et simples bouts de papier. Une lettre posée sur le dessus de la pile a attiré mon attention; elle était signée Philip Stratford. De son élégante écriture, le traducteur y faisait part au romancier de ses états d’âme au moment de lui faire parvenir son œuvre la plus récente, la traduction anglaise du Fou de l’île. S’adressant à Félix comme à un frère d’armes, Philip lui décrivait le soulagement ressenti en refermant la porte sur l’univers qui l’habitait depuis des mois. Il disait savoir que le poète et romancier connaissait ce même sentiment de délivrance en remettant un manuscrit parachevé à son éditeur. C’était une lettre extrêmement touchante, à hauteur d’hommes, et, penché sur le bureau de Félix Leclerc, j’ai été envahi par un profond sentiment de reconnaissance envers la vie, qui m’a permis de tisser des liens avec des collègues des plus inspirants et de les maintenir, notamment grâce à Circuit.
1) Montpetit Caroline, « Se réapproprier Kerouac », Le Devoir, le 21 avril 2023. https://www.ledevoir.com/culture/theatre/789517/theatre-se-reapproprier-kerouac
2) Palomar, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
Michel Buttiens a été collaborateur bénévole de Circuit de 1989 à 2008.