L’Afrique est un continent de 1,4 milliard d’habitants (soit 18 % de la population mondiale). Elle a une superficie de 30,37 millions de km2 et est composée de 55 États dont la plupart sont d’anciennes colonies françaises, anglaises, portugaises et espagnoles.
La sociolinguistique africaine fait état d’un continent marqué par une très grande variété de langues aux fonctions sociales et aux statuts divers : langues véhiculaires, langues nationales, langues officielles, langues endogènes, langues héritées de la colonisation, langues d’enseignement, de travail, de l’administration et des services, langues de communication internationale1.
Une étude effectuée par SIL International au Nigeria, pays d’Afrique de l’Ouest, fait état de 529 langues, dont 522 vivantes et 7 éteintes2. Le site précise que « The number of individual languages listed for Nigeria is 529. Of these, 522 are living and 7 are extinct. Of the living languages, 21 are institutional, 76 are developing, 357 are vigorous, 26 are in trouble, and 42 are dying. » La langue officielle du Nigeria est l’anglais. Dans le contexte sociolinguistique impressionnant de ce pays, trois langues africaines ont le statut de langues majeures, en attendant de devenir officielles si l’on se réfère à l’article 55 de la Constitution. Il s’agit du haoussa, de l’igbo et du yorouba. En 2020, la population nigériane était de 206,1 millions d’habitants.
Le Bénin, autre pays ouest-africain, a pour sa part le français comme langue officielle. En 2020, sa population était de 12,12 millions d’habitants; 56 langues nationales, notamment le fon, l’adja, le dindi, y sont parlées.
Le Cameroun, en Afrique centrale, comptait 26,55 millions d’habitants en 2020; 248 langues régionales et deux langues officielles, à savoir le français et l’anglais, y sont parlées.
On peut donc dire que l’Afrique est une Tour de Babel où la médiation linguistique est nécessaire.
En effet, « la médiation linguistique et culturelle occupe une place fondamentale au sein de ces espaces sociolinguistiques très riches, qui sont aussi porteurs de la diversité dans une écologie des langues aujourd’hui valorisée3 ».
Les langues héritées de la colonisation servent de lingua franca et sont des langues officielles (c’est-à-dire des langues utilisées dans les écoles et les administrations publiques et privées) dans la plupart des pays africains. Il n’est donc pas étonnant que les langues officielles de l’Union africaine, l’organisation politique panafricaine qui regroupe 55 États membres, soient – en plus de l’arabe et du kiswahili – l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais, quatre langues coloniales.
Les langues européennes susmentionnées permettent aux pays africains de communiquer à l’échelle nationale, régionale et internationale.
Dans les écoles de traduction au Ghana, au Cameroun, au Bénin, au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud, les langues européennes sont très utilisées. D’autres langues comme le kiswahili, le yorouba, l’igbo, le haoussa et l’afrikaans s’y ajoutent parfois, notamment au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud.
L’usage des langues européennes dans le système de traduction et dans les administrations pose toutefois des défis, dus entre autres à la maîtrise insuffisante des langues européennes par bon nombre d’Africains, au petit nombre d’écoles de traduction, au manque de ressources humaines, techniques et logistiques dans les écoles, et au manque de moyens pour assurer des services de traduction dans la plupart des nombreuses langues nationales. Il en résulte souvent des problèmes de droits de la personne.
Dans un article intitulé Interprétation dans les cours et tribunaux sénégalais : la justice face au défi du multilinguisme4, le chercheur et traducteur Aly Sambou explique les problèmes auxquels font face les justiciables non francophones dans les tribunaux sénégalais. En effet, bien que la loi ait prévu des services d’interprétation dans les tribunaux, force est de constater que ces services n’existent pas dans la plupart des tribunaux; en outre, les interprètes ne sont pas formés de manière adéquate pour effectuer un travail de qualité. Le pire est que tous les documents de travail sont en français. « L’exercice du droit à un service d’interprétation dans les cours et tribunaux est aujourd’hui confronté à divers problèmes liés, pour la plupart, à deux aspects : la compétence de l’interprète et la confusion linguistique qui caractérise l’essentiel des procès. Le faible niveau d’élaboration lexicale et de vulgarisation des termes juridiques du wolof crée deux types d’attitudes linguistiques au sein des tribunaux5. »
Le même problème de droit de la personne se pose quant à l’absence d’une traduction systématique des textes légaux, institutionnels et constitutionnels du Sénégal dans les différentes langues nationales en Afrique. Il manque une politique nationale de traduction.
La traduction permet la diffusion des savoirs dans différentes langues, mais les politiques linguistiques nationales n’intègrent pas cette dimension.
Dans les pays développés, l’accent est mis sur la traduction de certaines œuvres littéraires et de certains ouvrages scientifiques et techniques pour pouvoir s’approprier les connaissances contenues dans ces ouvrages. L’Afrique n’a pas cette vision de la traduction, alors que l’histoire nous enseigne, par exemple, qu’au moyen de la traduction, les Arabes ont introduit la médecine dans les universités occidentales au 8e siècle.
En effet, Tolède, la capitale de l’Espagne à l’époque, est devenue un centre de traduction à la suite de la conquête musulmane en 711. L’École de Traducteurs de Tolède a été créée au 12e siècle par l’archevêque de Tolède: don Raimundo. À partir de la seconde moitié du 10e siècle, Huesca, Tarazona, León, Pampelune, Ségovie et Barcelone ont suivi l’exemple. Tolède est devenue un centre culturel qui exportait le savoir à toute l’Europe chrétienne. Des traductions étaient effectuées de l’arabe au latin. Plus tard, au 13e siècle, Alphonse X dit Le Sage a continué à traduire des livres de philosophie, d’astronomie, de médecine, de littérature, etc., de l’arabe vers le grec, le castillan et le latin. Des Mozarabes (chrétiens parlant arabe), des Hébreux et des musulmans (esclaves) traduisaient ces livres. La Maison de la Sagesse ou Maison du Savoir, Bayt al-Hikma, à Bagdad (750 à 1258) était également un grand centre de traduction. Al-Mamún payait les livres traduits en or en fonction de leur poids. L’École d’Amalfi, au sud de Naples, avait des branches au Monte Athos, au Caire, à Constantinople et à Jérusalem au 11e siècle6.
Voilà un pan de l’histoire de la traduction en Europe occidentale et au Moyen-Orient. Par conséquent, l’histoire de notre profession nous invite à promouvoir une collaboration internationale pour construire ensemble un pont qui nous permettra d’assurer des échanges culturels et scientifiques entre le Sud et le Nord afin de promouvoir ce que nous appelons « traduction et tropicalités ».
La collaboration avec des pays ayant une longue tradition de traduction devient nécessaire. L’Afrique a quelque chose à apporter à la civilisation universelle, et la traduction est un excellent canal de diffusion du savoir. En matière de genres littéraires et de traduction littéraire, par exemple, les promoteurs du polysystème tels les universitaires Itamar Even-Zohar et Gideon Toury ont démontré dans les années 1970-1980 l’importance et l’apport de la traduction littéraire au « polysystème » que constituent les genres littéraires nationaux et les œuvres littéraires étrangères traduites. L’Afrique a une grande tradition orale qui pourrait inspirer des traditions poétiques et oratoires étrangères si les discours des griots africains étaient transcrits et traduits. De nouveaux genres littéraires pourraient émerger. En effet, les mythes, les épopées, les déclamations poétiques, les contes, les récits imaginaires, les dictons et les proverbes africains pourraient enfin être valorisés, traduits et diffusés dans le monde. Il s’agit là d’un grand projet qui mérite d’être entrepris. En outre, la pharmacopée et la médecine traditionnelle africaines sont également des chantiers à explorer par des traducteurs soucieux de révéler le génie africain. Dans tous les cas, le métier a besoin d’un nouveau souffle et d’un soutien extérieur pour inaugurer de nouveaux chantiers en vue d’une prospérité partagée. Un proverbe africain dit : « On ne peut pas peindre du blanc sur du blanc, ni du noir sur du noir. Chacun a besoin de l’autre pour se révéler ». Nous sommes ouverts à la coopération multilatérale et internationale.
Servais Martial Akpaca est docteur en Lexicologie et terminologie multilingues, Traduction, de l’Université Lumière Lyon 2 (2008). Il a également obtenu un diplôme de traducteur professionnel à l’Institute of Linguists (IoL) à Londres en 1997. Il est actuellement Maître de conférences de Traduction (CAMES)/Associate Professor of Translation Studies. Il est le coordonnateur d’un programme de Master de traduction à l’Université d’Abomey-Calavi (UAC) au Bénin. Il a publié une trentaine d’articles scientifiques dans des revues aux États-Unis, en Chine, en Côte d’Ivoire, notamment. Il est président de l’Association des traducteurs diplômés (ATRAD) du Bénin.
1) Afolabi, S. (2020). La traduction et l’interprétation au Nigeria, L’Harmattan, Paris, p. 7.
2) cf. archive.wikiwix.com
3) Afolabi, Ibid.
4) Sambou, A. 2022. Interprétation dans les cours et tribunaux sénégalais : la justice face au défi du multilinguisme in La main de Thôt : Théories, enjeux et pratique de la traduction, Université de Toulouse 2
5) Ibid, p. 12.
6) Berschin, 1991, p. 163.