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La traduction collaborative activiste et le Printemps érable

Par Raúl E. Colón Rodríguez, Université d’Ottawa

Rappelons-nous le Printemps érable, cette grande manifestation étudiante et sociale de 2012 qui a bouleversé les réseaux activistes du Québec et par ricochet du Canada pendant plusieurs semaines. Dans ce contexte, Montréal, grande métropole contemporaine, a été témoin d’une fulgurante activité traductive et activiste, réseautique et virtuelle.

Un des chantiers de traduction collaborative activiste (TCA) mis en place pour l’occasion, soit Translating the printemps érable (TPÉ), a particulièrement retenu l’attention. Portant un nom bilingue, reflet d’une ville qui est aussi bilingue, mais de plus en plus multilingue et cosmopolite, TPÉ naît dans un milieu universitaire et pluriculturel qui se nourrit de solidarités tant nationales qu’internationales, fruit à son tour de la connectivité globale permanente.

La naissance d’un mouvement

Plus précisément, TPÉ voit le jour le 19 mai 2012, après la publication dans le quotidien québécois Le Devoir d’un éditorial qui dénonce le projet de Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent. En déposant ce projet de loi, le parti au pouvoir au Québec vise notamment à encadrer les manifestations, ce qui constitue pour les signataires de l’article une atteinte aux « droits démocratiques fondamentaux de l’ensemble des citoyens québécois1 ». Deux activistes montréalaises anglophones, Anna Sheftel et Patricia Boushel, traduisent et publient l’éditorial sur un blogue créé à cet effet dans la plateforme Tumblr. C’est en comparant cet éditorial du Devoir à celui du Globe and Mail (18 mai 2012) qu’elles commencent à se rendre compte de la distance entre les couvertures médiatiques québécoise et canadienne anglaise. Leur impression sera confirmée à la lecture des articles du National Post, de la Gazette, de Macleans’ et même de la CBC sur le sujet. Elles mettent sur pied leur blogue à partir de la constatation suivante : « Translating the printemps érable is a volunteer collective attempting to balance the English media’s extremely poor coverage of the student conflict in Québec by translating media that has been published in French into English. » C’est dans le but de contrebalancer cette couverture insuffisante, mauvaise, voire inexacte que la presse anglo-canadienne offre des évènements au Québec qu’elles réalisent cette traduction2.

Cette traduction sera suivie de centaines d’autres. TPÉ recevra bientôt l’appui de nombreux activistes d’origines et de professions diverses qui traduiront gratuitement vers l’anglais des textes publiés dans la presse francophone québécoise et étrangère, dans des blogues et sur de nombreuses autres plateformes de diffusion. L’organisation diffuse ses traductions à qui en fait la demande et se nourrit également des transformations successives des textes publiés par les lecteurs-republicateurs-blogueurs-agents réseautiques qui construisent spontanément un réseau activiste auto-renouvelable.

Pendant les treize derniers jours de mai 2012, 163 traductions d’articles de presse seront publiées en même temps que des transcriptions-traductions d’autres formats de textes, des vidéos, des affiches et des photos des manifestations. S’y ajouteront des billets publiés sur Facebook et des éditoriaux en anglais, pour un total de 1017 « notes » : republications, « likes » et commentaires de lecteurs. Ce sera le point culminant de TPÉ. En cinq mois, les activistes (en majorité des femmes) publieront jusqu’à 541 textes, des traductions pour la plupart, qui s’attireront 2602 « notes ».

La nécessité d’un regard neuf

Ce type de chantiers traductifs prenant naissance dans des sociétés de plus en plus connectées et complexes, on doit y porter un regard neuf. Un réseau comme celui de TPÉ défie les catégories habituelles; les notions d’« école » ou de système de pensée « cohérent » ne suffisent plus.

La TCA d’aujourd’hui possède certaines caractéristiques qui la différencient de son ancêtre « traditionnelle », en général partisane, reliée à l’idéologie d’un parti politique, et porteuse d’une vision binaire du monde, qui a connu son apogée au XXe siècle, surtout pendant la guerre froide.

La TCA moderne, pour sa part, est une traduction réactive/proactive complexe : du fait qu’elle est activiste, parce qu’elle naît, croît et finit par se dissoudre dans l’opposition et la résistance à des actions ponctuelles des pouvoirs établis, elle est réactive. Néanmoins, tout en restant réactive, elle peut aller ou se laisser aller au-delà de cet élan de résistance et préparer le terrain pour d’autres actions de la société civile, pas nécessairement prévues dans les objectifs initiaux de l’organisation. Elle est ainsi proactive. Dans tous les cas, elle est collaborative en ce qu’elle se fait de façon altruiste, en ligne, entre des personnes pour la plupart bilingues, avec ou sans préparation professionnelle de traduction, qui coopèrent pour une cause commune.

En ce qui a trait à l’objet à l’étude ici, soit le chantier TPÉ, ce que montrent non seulement le lectorat des traductions, mais également les textes choisis, c’est une importante diversité idéologique, politique, culturelle, linguistique, et générationnelle3. Cet éventail d’intervenants suggère par ailleurs des « problèmes multidimensionnels4 » liés à la complexité du phénomène, notamment l’imprévisibilité des dialogues et des interactions qui en découlent, par exemple le succès que connaît à l’époque la plateforme ainsi que son traitement dans les médias.

La traduction sociale, activiste, communautaire, en ligne et réseautique a lieu dans des sociétés de plus en plus connectées, et sans doute peut-on y voir un miroir de l’action sociale dans son ensemble. La TCA d’aujourd’hui est un phénomène complexe, à la fois manifestation et instrument de la complexité de notre époque. La traduction a toujours été à l’avant-garde des phénomènes de société. Il y a fort à parier que le XXIe siècle ne sera pas différent à cet égard.

Notes et références

1. Descôteaux B. et al. (2012). Le Devoir, « Loi 78 – Abus de pouvoir » : http://www.ledevoir.com/politique/quebec/350475/loi-78-abus-de-pouvoir . Entrée en vigueur le 18 mai 2012, la Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent – établissait essentiellement les conditions de suspension, reprise, continuité et validation des sessions universitaires interrompues par la grève. Elle contenait des dispositions visant « à préserver la paix, l’ordre et la sécurité publique » auxquelles s’ajoutent des mesures administratives et pénales (contraventions) concernant l’application de la loi. http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=5&file=2012C12F.PDF

2. Pour une synthèse de cette couverture médiatique et du rôle qu’y joue cette plateforme de traduction, voir l’article de Simon Houpt dans le Globe and Mail en date du 1er juin 2012 : « What the printemps érable really means ».

3. Notons que certaines statistiques sur les intervenants et les lecteurs du blogue sont visibles sur la plateforme proprement dite. Pour un complément d’information, voir l’étude détaillée du même auteur sur le sujet : « Traduction lente et traduction collaborative activiste au XXIe siècle » dans le collectif Traductologie et géopolitique dirigé par M. Guidère (L’Harmattan, 2015).

4. MORIN, Edgar et LE MOIGNE, Jean-Louis (1999). L’intelligence de la complexité, Paris : L’Harmattan, page 260.

BYRNE, D. S. (2014). Complexity theory and the social sciences: the state of the art, Abingdon, Oxon ; New York : Routledge.

MORIN, Edgar (1990 [2005]). Introduction à la pensée complexe, Paris : Seuil.

PUMAIN, Denise (2007). « Les villes et le paradigme de la complexité », dans : Da Cunha, Antonio et Matthet, Laurent (2007). La Ville et l’urbain : des savoirs émergents, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.

Raul

Raúl E. Colón Rodríguez est doctorant en traductologie et professeur à temps partiel à l'Université d'Ottawa.


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