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Pour l’engagement sociétal du traducteur

James Archibald
Par James Archibald

Le 1er février 1974, le Code des professions, loi-cadre régissant les professions au Québec et pièce maîtresse du système professionnel québécois, entre en vigueur.1 L’objectif est la veille et la protection. Les traducteurs2 ne s’y retrouvent pas. Quelque dix-sept ans après la création de l’Office des professions (OPQ), celui-ci, sous la présidence de Thomas Mulcair, recommande à l’État la création d’un ordre professionnel regroupant les traducteurs et interprètes agréés.3 Il s’agissait d’un ordre à titre réservé dont les membres n’avaient aucun droit d’exercice exclusif.

Toujours est-il ce nouvel ordre avait ceci en commun avec les autres ordres professionnels en raison d’une structure de déontologie visant les relations avec les clients, d’une part, et le public, d’autre part, si bien que les traducteurs avaient sur le plan juridique des droits et obligations sis dans la loi. Ceux-ci se déclinent dans le Code de déontologie qui régit le comportement du traducteur en société.4  Ainsi était consacré le statut sociétal embryonnaire du traducteur.  La veille qu’exerçait l’OPQ avait comme objectif d’assurer que la mire de ce nouvel ordre de traducteurs et d’interprètes se fixe carrément sur la protection du public.  Par conséquent, tout membre du public qui se croit lésé par un acte professionnel du traducteur en exercice disposait dès lors d’un moyen de recours contre des présumées fautes professionnelles. L’accent était sur l’individu, ses actes et la qualité de ceux-ci dans un modèle qui s’est inspiré des tendances régulatrices d’alors, axées sur la protection des consommateurs. La préoccupation centrale du système se limitait presque exclusivement aux actes posés par les professionnels agissant à titre individuel. Les responsabilités collectives et le rôle sociétal des langagiers professionnels n’étaient pas encore une préoccupation de premier plan bien qu’elle le fût en coulisse.

Par contre, la plupart des associations professionnelles de traducteurs se préoccupaient de l’insertion responsable de leurs membres en société. Mais, la force de la loi n’était pas au rendez-vous. Toutefois, cette tradition de l’insertion des traducteurs dans la vie de la société n’a rien de nouveau à en juger d’après le rôle joué par les traducteurs dans les cours princières et les centres de traduction dès le moyen-âge. Leur influence se faisait sentir au-delà des mots traduits.5 

Cette influence relevait de la valeur du capital intellectuel des traducteurs, car ils possédaient non seulement les compétences linguistiques exigées des langagiers professionnels, mais aussi le loisir d’acquérir des connaissances encyclopédiques qu’ils pouvaient ensuite mettre à la disposition des princes et de ceux qui se prévalaient des services des centres de traduction dès l’époque. Il ne fallait attendre ni l’explication de la valeur des connaissances encyclopédiques qui sera mise en relief par la théorie interprétative de la traduction6 ni la valeur première de l’expérience de traduire selon Jean-René Ladmiral7. De tout temps, le savoir, les connaissances et l’expérience des traducteurs ont toujours été au service de la société.

Grâce à un nouveau virage stratégique, l’OPQ a redéfini et recontextualisé en 2012 le rôle sociétal du professionnel en exercice et, par voie de conséquence, celui des traducteurs agréés. Cette nouvelle orientation ne fait qu’étendre le poids moral de l’acte professionnel au-delà de la surveillance et de la protection du public en rétrospective car, jusqu’en 2012, la protection du public était axée sur les fautes professionnelles individuelles.  

Dans un effort de modernisation de ses rôles de surveillance et de protection, l’OPQ s’est donné comme nouveau mandat d’actualiser ces deux notions de manière à faire valoir le capital intellectuel que représente le corps professionnel des traducteurs dans la société du  XXIe siècle.

Cette nouvelle orientation est moins axée sur la réparation des fautes professionnelles. Cet aspect de la vie professionnelle n’est pas pour autant relégué aux oubliettes.  Il est plutôt renforcé par une réflexion en amont sur la portée de l’acte professionnel à proprement parler. Celui-ci est censé être posé par une personne qui fait preuve de compétence en la matière, d’une intégrité au-dessus de tout soupçon, de transparence dans la gestion de l’information et de respect du droit de  recours contre des fautes professionnelles. À ces quatre piliers de la responsabilité sociale – compétence, intégrité, transparence, respect des droits – s’ajoute l’engagement  sociétal du professionnel, et en l’occurrence celui du traducteur agréé.

C’est une manière innovatrice de concevoir en amont la fonction de protection du public. Il est clair que « les ordres professionnels représentent [...] un pôle de compétence et de savoir qui peut contribuer »8 à une meilleure compréhension des grandes questions du jour dont se préoccupent les citoyens.  Motivé par une responsabilité sociétale accrue, le langagier professionnel puise dans ses connaissances, son savoir et son « expérience du traduire », pour emprunter le terme de Ladmiral, dans le but d’éclairer des débats de société.  Grâce à l’expertise dont chaque traducteur dispose dans son domaine de spécialité, il a le pouvoir de devenir un « véritable promoteur de réflexion et d’innovation sur certains enjeux de société »9.

D’après le groupe de recherche de l’OPQ qui s’est penché sur cette question10, « le rôle sociétal peut se manifester par la prise de position publique, dans la mesure où elle s’inscrit dans la mission première de l’ordre; elle doit être pertinente, liée à l’intérêt du public et à des enjeux qui relèvent de la compétence des professionnels de l’ordre »11.

À ce chapitre, la protection du public peut aussi englober la protection du bien public. Chez les traducteurs, le bien public qui mérite protection n’est rien d’autre que la langue commune partagée par tous les citoyens. Le français a souvent été par le passé « victime des tra-      ductions »12. Qui pourrait mieux protéger le public contre les emprunts de mauvais aloi, les néologismes réfractaires au système de la langue et les calques sournois insoupçonnés dans la langue de tous les jours sinon le traducteur ?  Il s’agit d’une fonction de veille et de protection qui ne se cache pas dans les agences de traduction ou les services linguistiques des entreprises ; c’est un rôle qui se joue sur la scène publique. Sous l’emprise de cette nouvelle orientation sociétale,  le traducteur muni de ses compétences, de son « expérience du traduire » et de son sens de responsabilité sociale a un devoir moral de se produire sur cette même scène.

Cette nouvelle orientation sociétale justifie pleinement le rôle de veille linguistique des traducteurs de manière à leur octroyer l’obligation, voire le devoir, d’exemplarité dans la production de textes traduits. Par voie de conséquence, le traducteur surveille de plein droit la qualité de la langue commune et joue un rôle de premier plan dans le maintien de l’identité nationale dont la langue est le support incontournable.

Au fond, le système professionnel québécois encouragera dorénavant le professionnel compétent, intègre et bien informé à alimenter le débat politique et social de façon à contribuer à l’éducation des citoyens et à la protection du bien commun.  La portée de la vie professionnelle s’en trouvera élargie, et le traducteur professionnel fera ainsi acte d’engagement sociétal et exercera une responsabilité déontologique utile au développement de la société.

J. Archibald
Université McGill

 James Archibald est directeur de l’Unité de formation en traduction et communication écrite à l'Université McGill.  Sa recherche se focalise sur les communications, la traduction et la glottopolitique. Chevalier dans l'Ordre des Palmes académiques, il est membre de l’Office des professions du Québec et du Conseil supérieur de la langue française.


1. Code des professions

2. Le masculin est utilisé à titre épicène.

3. Office des professions du Québec.  25 ans au service de sa mission de protection du public – Anthologie commémorative 1974-1999,  p. 163. QUÉBEC: OPQ, 1999.

4. Code de déontologie de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec, Code des professions

5. Voir Contamine, Geneviève, dir.  Traduction et traducteurs au moyen âge. Paris : Éditions du CNRS, 1989.

6. ISRAËL, Fortunato et Marianne LEDERER. La théorie interprétative de la traduction. PARIS : Lettres modernes Minard, 2005.

7. Jadir, Mohammed et Jean-René Ladmiral, dirs. L’expérience de traduire. PARIS : Honoré Champion, 2015.

8. Office des professions du Québec (OPQ). Le rôle de surveillance de l’Office des professions : Un tournant guidé par l’actualisation de la notion de protection du public, p. 11.  QUÉBEC : OPQ, 2012.

9. Ibid.

10. James Archibald, Université McGill et Office des professions ; François Gauthier, Collège des médecins du Québec ; Manon Lambert, Ordre des pharmaciens du Québec ; Paul Desrosiers, Administrateur nommé, Barreau du Québec. De l’Office des professions : Jean Paul Dutrisac, président ; Christiane Gagnon, vice-présidente ; Hélène Dubois, directrice de la recherche et de l’analyse ; Jean-François Paquet, directeur des affaires juridiques ;  Lucie Boissonneault, responsable des communications ; Marie-Ève Chouinard, agente de recherche et Louise Caron, avocate.

11. Ibid.

12. Bouchard, Chantal. La langue et le nombril : histoire d’une obsession québécoise. Montréal : Fides, 1998/2002.


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