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Informatisable, délocalisable? Un statut social fragilisé pour le traducteur

Au cœur des échanges interculturels, intervenant discret, voire invisible, le traducteur défend les intérêts d’acteurs aux exigences parfois contradictoires, dans un contexte de précarisation.

Par Marc Lambert, traducteur agréé

Mise en débat : le statut social du traducteur

Marc LambertDans notre société, les professions s’ordonnent sur une échelle de valorisation croissante sur les axes du pouvoir, de la rémunération, de la renommée, de l’exclusivité du geste… Pensons au chirurgien, au juge. Si aujourd’hui leur métier change, leur statut social reste assuré. L’informatisation et la mondialisation font évoluer leur activité sans en ébranler la pérennité. Hypothèse : plus un acte professionnel s’informatise et se délocalise, plus la position de celui qui l’exerce est fragilisée. S’interroger sur le statut social du traducteur, c’est ébaucher une remise en question d’un métier en pleine mutation.

Mission du traducteur

Omniprésente dès que les êtres humains ont entrepris des échanges entre groupes distincts, la traduction a toujours été essentielle aux relations commerciales, politiques, culturelles. Le premier devoir du traducteur reste de produire des textes fidèles qui répondent aux besoins des intervenants concernés, afin de respecter la volonté de communication de l’auteur, entendue au sens large. Le traducteur doit garder en tête les intérêts d’acteurs multiples : l’auteur de l’écrit et son lecteur final seront le point de départ et le point d’arrivée d’une démarche jalonnée par des étapes et des interlocuteurs successifs.

Paradoxe : défendre les intérêts parfois contradictoires de divers acteurs

Peu importe son mode de pratique (indépendant ou salarié) et sa sphère d’exercice (administration fédérale, grande société, cabinet de traduction, OSBL), le traducteur, investi d’une responsabilité de communication, se trouve mandaté pour veiller aux intérêts d’un certain nombre d’acteurs – ses clients et lecteurs –, généralement emboîtés en cascade complexe. Or, leurs exigences et priorités ne s’accordent pas forcément, si bien que le traducteur n’a pas toujours les moyens de donner satisfaction à chacun ni de s’acquitter pleinement de ses devoirs. Ses conditions de pratique lui interdisent à l’occasion de jouer son rôle à fond. Alors, comment défendre son statut social de communicateur professionnel?

Enchaînement des lecteurs : interférences et divergences

Pensons à une traductrice indépendante qui accepte un mandat d’une entité intermédiaire (son client primaire). On l’a chargée de traduire, pour une institution financière (son client secondaire), un texte qui sera revu par un réviseur de l’entité intermédiaire (son lecteur primaire) et qui s’adresse à un public de particuliers (son lecteur secondaire). La traductrice ne traduit pas forcément pour le lecteur secondaire visé par l’auteur, mais pour le lecteur primaire (le réviseur). Par exemple, au lieu de choisir une formulation adéquate pour le lecteur final (une forme courante, mais critiquée), elle en sélectionne une autre (plus correcte, mais inusitée), afin de répondre aux attentes du réviseur. La traductrice s’efforce de trouver un juste milieu, pour donner satisfaction au réviseur sans dérouter le lecteur final, mais elle a en tête deux lecteurs futurs, aux desiderata parfois incompatibles. Voilà un exemple d’interférence.

Cascade des acteurs et conflits de priorités

Il peut aussi arriver que notre traductrice indépendante prenne fait et cause pour un des intervenants futurs de la chaîne de communication (le client secondaire), et qu’elle soit amenée à décrier les contraintes imposées par son propre client (le client primaire). Concrètement, quand un donneur d’ouvrage confie un mandat à la traductrice, elle sera parfois appelée à signaler certaines erreurs ou incohérences, à demander une documentation complémentaire, à poser des questions sur le sens d’un passage obscur. Pourquoi? Parce qu’elle tient à défendre les intérêts de son client secondaire (l’institution financière, client primaire de l’entité intermédiaire).

Hélas, l’entité en question n’est parfois ni capable de donner réponse aux questions de la traductrice, ni disposée à le faire. Les difficultés se multiplient : mutisme du client (primaire ou secondaire), échéances serrées, désinvolture de certains intervenants, aveuglement (volontaire ou involontaire) des décideurs, reprise obligatoire de fragments prétraduits non modifiables – et non tarifés. La traductrice monte aux barricades, mais doit se résoudre au compromis, voire à la compromission. Consciencieuse, elle vit alors un conflit de priorités : prise entre l’arbre et l’écorce, elle souhaite faire un travail diligent, rigoureux, mais les réalités du métier l’en empêchent. Certains de ses donneurs d’ouvrage, impuissants devant une concurrence implacable, se résignent à tolérer des conditions de pratique contraignantes; cependant, ce n’est pas eux mais bien la traductrice qui endosse la responsabilité de son geste professionnel.

Le traducteur, simple exécutant ou collaborateur apprécié? 

Considéré par certains décideurs comme un simple intervenant ponctuel, un maillon anonyme d’une chaîne de production, qui travaille en vase clos, obligé de fournir des contenus transférés à la hâte d’une langue à l’autre sans guère de réflexion, le traducteur ne serait qu’un perroquet savant, en somme. À l’inverse, parfois invité à entreprendre un travail de fond, qui passe par une adaptation rigoureuse, en collaboration avec les acteurs successifs de la chaîne, le traducteur devient un collaborateur de confiance, qui agit en amont comme en aval pour créer une communication à valeur ajoutée.

C’est donc certains paradoxes qui seront vécus par le traducteur, régulièrement en porte‑à‑faux. Il tâchera d’exercer le métier dans des conditions où, justement, son statut social de communicateur valorisé peut trouver son plein déploiement. Mais il ne pourra pas toujours se prévaloir de ce privilège. Trop souvent forcé de travailler sous pression, il subira le malaise d’une position contradictoire, car il est mandaté, certes, mais fréquemment dépourvu de moyens d’action : il endosse un rôle de confiance, comme représentant de plusieurs demandeurs et lecteurs, en superposition, mais ses pouvoirs sont limités.

Qu’en est-il alors de son statut social? Le traducteur est investi d’une responsabilité de communicateur. On lui confie une prise de parole, assortie d’un devoir de fidélité et de respect de la volonté de l’auteur, dans un cadre aux paramètres limitatifs (date butoir, adaptation aux destinataires, contraintes de longueur, recyclage de fragments issus de mémoires de traduction), de sorte qu’il n’a pas toujours les moyens de s’acquitter de son mandat.

Invisibilité du traducteur (et de son cousin, le rédacteur)

Dans la sphère littéraire, on relève des exemples de traducteurs célèbres qui ont produit des œuvres profondes, reconnues comme de véritables réécritures. Sinon, le traducteur reste d’habitude invisible; son travail est rarement signé. Tout à la fois bavard et muet, il agit comme un intermédiaire discret, car tout texte a un auteur : le traducteur fait figure de deuxième auteur dont l’identité, tracée en filigrane, n’est révélée qu’à l’occasion. Paradoxalement, le traducteur s’efface, mais son message, lui, a un certain retentissement.

Rappelons toutefois que la majorité des textes créés dans les entités communicantes (administration publique, grande société, association, peu importe) ne sont pas signés. Ou encore, un cadre en endosse la paternité sans pour autant les avoir rédigés (cas du discours prononcé par un personnage en vue, mais préparé par un collaborateur). En cela, le traducteur n’est donc pas forcément plus mal loti que ses cousins rédacteurs, accoutumés à une faible visibilité sociale.

La traduction s’informatise, se délocalise

Conséquence de l’informatisation des mécanismes traductionnels, un grand virage s’amorce. Devant un écrit en langue étrangère, un utilisateur peut procéder par recours aux mémoires de traduction et aux outils de traitement automatisé, pour transférer l’essentiel d’un contenu, par tronçons, avec une prodigieuse rapidité. La transposition est généralement maladroite, voire erronée, mais le message reste intelligible, surtout pour des textes d’ordre fonctionnel. L’utilisation de ces moyens se généralise pour assurer une traduction accélérée à des fins de compréhension (et non de diffusion ultérieure, du moins en théorie).

Nul ne s’élève contre le recours, à titre individuel, à un outil de compréhension automatisé et gratuit. Là où le bât blesse, c’est quand des sociétés qui réalisent un chiffre d’affaires énorme négligent d’en investir une infime fraction pour confier leurs traductions à des professionnels, et préfèrent fermer les yeux sur la prolifération des contenus traités en traduction automatique ou externalisés sans contrôle de qualité rigoureux. Un fatras indigeste d’âneries peut en résulter. Qu’advient-il alors de leur image?

Constat : la plupart des observateurs conviennent que les traductions machine apportent une certaine commodité pour un transfert d’information brute, mais ne répondent guère aux autres exigences d’une communication de qualité. Cela dit, à l’avenir, si les progrès de l’informatisation se confirment, il est possible que tout texte soit prétraduit d’emblée. Le traducteur deviendra alors réviseur, pour produire, par l’intervention humaine, des écrits qui respectent les critères de fluidité, de pertinence, de qualité.

Nous assistons à la montée en puissance de la post-édition : certains avancent que demain, des aides-traducteurs prépareront des ébauches (à partir des traductions machines) qui seront revues par des réviseurs. Enfin, on a pu observer des tentatives d’impartition des mandats de traduction auprès de traducteurs établis outre-frontière, à des tarifs dérisoires (mais convenables après conversion en monnaie locale), justifiées par une logique de resserrement des coûts. Ces essais n’ont pas forcément été concluants, car il fallait se livrer à une révision de fond, a posteriori, pour arrimer les textes à leur contexte sociogéographique d’origine. Délocalisable, le traducteur?

Un avenir à repenser

Le traducteur continuera toujours d’exercer un rôle marquant comme trait d’union entre les cultures. Mais il interviendra peut-être demain comme réviseur de contenus prétraduits, issus d’outils de traduction automatisée (reprise de traductions humaines précédentes, jumelées à des traductions machine). Il interprétera et refondra les messages qu’on le charge de transmettre, afin de tisser des liens entre des interlocuteurs variés. Une approche rédactionnelle et adaptative sera garante de la pertinence soutenue qu’auront ses gestes. Encore faudra-t-il qu’on lui donne les moyens de s’acquitter de son devoir professionnel – et que lui-même les réclame.





Marc Lambert est bachelier de l’Université McGill. Il enseigne à l’école de perfectionnement professionnel en traduction Magistrad. Depuis juin 2015, il occupe le poste de traducteur-réviseur à CPA Canada, l’organisation des comptables professionnels agréés du Canada.

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