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Comédie musicale et traduction chorale

Pour monter une comédie musicale de Broadway, une troupe d’amateurs n’a qu’à en acheter les droits et le tour est joué. Hé, pas si vite! Pour rejoindre le public québécois francophone, il faut aussi la traduire en français, ce qui est toute une aventure. Rencontre avec Jean-Philippe Thériault, langagier professionnel, chanteur amateur et traducteur bénévole de comédies musicales à ses heures, qui nous explique le chemin à parcourir avant même le début des auditions.

Par Isabelle Veilleux, traductrice agréée

Jean-Philippe Thériault a une passion pour les comédies musicales qui va au-delà d’apprendre un texte et des chansons : il participe à leur traduction au sein de la troupe de Comédies musicales de l’Université de Montréal. Comme CoMUM est un OBNL, les pièces sont traduites bénévolement par les membres du groupe. Pour un spectacle qui sera présenté en mars, CoMUM achète les droits dès le printemps de l’année précédente au Musical Theatre International (MTI), organisme qui gère les droits de la plupart des pièces de théâtre musicales de Broadway. Quand on achète le droit d’adapter un texte, il faut respecter certaines exigences, comme ne pas modifier l’histoire ni changer les lieux. L’adaptation doit se limiter à la façon dont les personnages s’expriment – les noms propres, noms de lieux, pays, monuments célèbres, objets célèbres, doivent rester tels quels. Par exemple, le Chanteur de noces (pièce présentée par le CoMUM en 2017) se passe au New Jersey, mais pas question de situer l’action à Laval, même si à certains égards le contexte social est semblable.

Une fois les droits acquis, en juin, la coordonnatrice de la création met sur pied un comité dont la toute première tâche sera de définir les personnages – tous les traducteurs doivent avoir la même idée de leur personnalité, de leur évolution. Ensuite, on forme des tandems de traducteurs qui travailleront sur la même portion de texte, soit quelques scènes et les chansons qu’elles contiennent. Une bonne partie de la traduction se fait à distance (merci Google Drive!), mais les rencontres en personne ont tout de même leur importance pour les séances de lecture à haute voix, puisque souvent les problèmes deviennent évidents lorsque le texte est lu ou chanté.

La chanson dans tous ses états

Les chansons sont le nerf de la comédie musicale, puisqu’elles font avancer le récit. Elles deviennent donc naturellement le point de départ de la traduction. Les restrictions à prendre en compte sont multiples : rythme, rimes, style de la pièce et, bien entendu, contexte dans lequel les chansons s’insèrent. Il ne faut pas non plus négliger l’histoire globale et l’ambiance générale. Une fois que les chansons seront traduites, les dialogues pourront s’y greffer.

M. Thériault procède de façon systématique. Il reproduit les paroles en anglais à gauche d’un tableau en trois colonnes en divisant les lignes de chaque vers. Ensuite, il compte les syllabes prononcées et, dans la colonne du centre, il inscrit le nombre de syllabes que chaque ligne doit compter. Cette préparation lui permet d’avoir une idée de la rythmique et de l’espace dont il dispose pour écrire les paroles. En fait, il doit composer une nouvelle chanson, tout en respectant de multiples contraintes : conserver le même thème que la version originale, le même contenu, et souvent certains termes clés – le nom d’un personnage, un événement, etc. Il fait la traduction ligne par ligne, pour s’assurer de ne manquer aucun sens important et de bien rendre l’idée de chaque couplet.

Le traducteur se surprend souvent à chantonner pour savoir tout de suite si ses paroles se chantent bien, si la prosodie est respectée, si les accents présents dans la phrase en anglais sonnent encore bien en français. Comme les mots anglais contiennent souvent moins de syllabes, il faut élaguer, et élaguer encore, et parfois choisir des mots plus courts, quitte à modifier un peu le sens et perdre en fidélité. Le plus important, c’est que le tout se chante de façon fluide. Par exemple, si dans la traduction le mot final d’une ligne se termine par une voyelle fermée, alors que le mot anglais finissait par une voyelle ouverte permettant de garder la note et de la faire vibrer, le texte sera plus difficile à chanter en français. Par exemple si la phrase finissait par « Save the childreeeeeeen » et qu’en français ça devient « Sauvez les enfaaaaants », il y a une perte parce qu’une voyelle nasale se garde moins facilement. Pour cette raison, il faut essayer de trouver une tournure différente pour permettre aux chanteurs de pousser leur note efficacement. Privilégier les a, les o, les voyelles ouvertes.

Au-delà des contraintes

Malgré toutes ces contraintes propres à la traduction des chansons de comédies musicales, il reste une chose à ne pas perdre de vue, soit le côté ludique du texte, les inventions musicales, comiques, poétiques et rythmiques de l’auteur. Dans la pièce Au fond des bois (présentée par le CoMUM en 2018), il y avait dans une chanson une succession de sons en « s » et en « sh » : « Now it's he and not you who is stuck with the shoe In a stew. » Le tandem de M. Thériault a voulu conserver l’assonance, ce qui a donné : « Cette substance a fixé tes semelles sur l’escalier ». À l’impossible, nul n’est tenu, mais le traducteur se doit de comprendre ce que l’auteur a voulu faire et essayer de l’imiter. Si l’auteur décide de reproduire des percussions, on peut alors se tourner vers le rap pour faire exploser les consonnes. Parfois le son importe avant tout. Bim, bam, bala bam! Bref, il faut vraiment être conscient de la musicalité.

Au fond, devant chaque chanson, le traducteur doit faire la part des choses entre ce qui sert au plaisir de l’oreille et ce qui a un sens important pour amener le récit ailleurs… Il y a un équilibre constant à maintenir : raconter l’histoire efficacement sans changer le contenu, mais en même temps garder l’esprit musical de la pièce. 

Et maintenant, les dialogues…

Une fois les chansons traduites vient le moment de s’atteler aux dialogues. Les mêmes tandems traduisent alors le texte qui entoure chaque chanson en s’en inspirant. À la toute fin, les directeurs de la pièce – metteur en scène, directeur musical, directrice de la production – sont invités à la réunion du comité de la traduction. Tous les participants pigent le nom d’un personnage qu’il devra interpréter. De cette façon, les gens qui étaient à l’extérieur du processus d’adaptation découvrent la version française de la pièce, et ceux qui ont travaillé au texte peuvent y jeter un regard neuf. Parfois, on procède alors à de petits rajustements, mais en général, comme le type d’adaptation et le ton à adopter pour chaque personnage ont été établis de façon précise dès le début, il n’y a pratiquement pas de changements à apporter.

Les dialogues sont alors prêts pour les auditions qui ont lieu à la mi-septembre. Comme seuls les textes parlés de la pièce sont utilisés pour les auditions (les chanteurs pouvant utiliser les chansons de leur choix pour auditionner), le comité de traduction passe à l’étape finale, soit mettre les mots sur la partition en séparant bien chaque syllabe/note par des traits d’union. Dès lors, tout est prêt, la production pourra commencer.

La première aventure, celle qui se passe dans l’ombre, est terminée. Celle de la scène, la seconde, ne fait que commencer; elle trouvera son aboutissement quelque six mois plus tard. Malheureusement, au moment où le présent article sera publié, la dernière œuvre montée par CoMUM, Légalement blonde, aura déjà été présentée devant public. La troupe prendra un peu de repos avant de replonger dans le travail : choisir la pièce dont elle achètera les droits au MTI et qu’il faudra traduire… Et voilà! Le processus se mettra en branle une nouvelle fois.

Traductrice depuis plus de vingt ans, Isabelle Veilleux a eu la chance d’approfondir de nombreux domaines au gré des divers projets qui lui ont été confiés.


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