La traduction dans l’administration fédérale : perspective historique
Quel traducteur n’a jamais eu le sentiment d’être mené à la trique? Condamné à soutenir des cadences de travail proverbialement infernales. Triste produit de la postmodernité néocapitaliste? Que non. On ne saurait évoquer le bon vieux temps, surtout si l’on pense au régime des premières années de l’administration fédérale qui a réservé à ses traducteurs un véritable régime de force.
Au Canada, la traduction institutionnalisée voit le jour au XVIIIe siècle. À cette époque, il y a déjà trop de travail à abattre et pas assez d’artisans. Le 10 janvier 1845, le traducteur en chef, Henri Voyer, comparaît devant un sous-comité de l’Assemblée. Mini-crise à la traduction : les Journaux de l’Assemblée pour la session de 1843 sont arrivés après le début de la nouvelle session. On lui demande : « Les imprimeurs doivent-ils attendre, des fois, après les traducteurs? – Oui, souvent, avoue-t-il, même si je me tue à la tâche! »
En 1880, on envisage d’amalgamer les services de traduction du Sénat et de la Chambre des communes. Est-ce une bonne idée? Alourdir encore la charge de travail des traducteurs relèverait de la torture, selon le traducteur en chef aux Communes, T. G. Coursolles, qui écrit : « On me permettra d’ajouter qu’actuellement le personnel du bureau des traducteurs français […] est totalement insuffisant […] On peut dire avec vérité qu’en tenant compte des heures additionnelles de travail et d’assistance pendant la session et du fait qu’ils [les traducteurs français] sont obligés de travailler après les heures régulières de bureau pendant la vacance […], ils travaillent plus de quinze mois par année. »
Entreprise effrénée, la traduction des débats. Produire, jour après jour, des rames de texte que le moindre retard rend obsolète, voilà ce à quoi on est astreint. Ce n’est pas d’hier que l’on demande la lune à notre profession. Le 17 mars 1884, le traducteur en chef se défendait ainsi : « … nous avons fait 244 pages de traduction pendant treize jours de travail … Nous avons produit 18 pages par jour, par 5 traducteurs, c’est là plus que la moyenne que l’on peut raisonnablement exiger de nous, à moins qu’on nous demande de travailler les dimanches. » Heureusement, la chose était impensable à l’époque.
Quelle est la cadence de travail attendue? Un député dit à ce sujet, le 2 juillet 1894, que « … celui qui fait 3 pages par jour (3000 mots) travaille suffisamment. Comme les Communes produisent 30 pages par jour, il faudrait 10 traducteurs pour que tout soit fait sans retard. » Il n’y en aura jamais autant, ou, lorsqu’on atteindra ce nombre, c’est que la Chambre produira 50, 60 pages par jour. À ce régime, dix heures constituent une journée de travail ordinaire. Un député précise : « … après cela, [si] un de ces messieurs veut faire d’autre besogne, je suis porté à croire que les règlements de la Chambre ne contiennent rien qui ne l’empêche. »
La journée ordinaire devient cavalcade en fin de session, lorsque les choses se corsent. Le 11 avril 1902, le sénateur Pascal Poirier déclare : « … ces traducteurs [ceux des débats des Communes] étant tenus de travailler de 10 à 16 heures par jour, ce qui est excessif pour tout homme… » Il n’exagérait pas : de 1898 à 1902, cinq traducteurs des Débats sont morts à la tâche. Raymond Robichaud, qui a mangé de ce pain pendant une vingtaine d’années, fournit une aune à quiconque veut se faire une idée de la charge de travail assumée : « … les traducteurs des Débats, bon an mal an, sont tenus d’abattre en sept mois l’équivalent d’un an de travail ailleurs. »
Les services parlementaires, c’est la mine de sel. La vie serait-elle moins pénible dans les services ministériels? Non. Ils se révèlent tout aussi rebutants. Voyons quel tableau en brosse Omer Chaput, chef du service au Bureau fédéral de la statistique. En 1938, il écrit à son supérieur : « Depuis quinze ans… j’ai vu mon ancien chef prendre prématurément sa retraite, jetant le manche après la cognée parce qu’il était éreinté et voulait aller mourir dans son lit au lieu de crever à son pupitre comme son prédécesseur … J’ai vu Untel, Untel et Untel se sauver au premier signal pour des prés où l’herbe est plus tendre. … Il me restait alors un aide puissant, qui résistait à la corvée depuis près d’un an et demi quand il a failli partir pour le cimetière, après avoir perdu dans les statistiques plus de trente livres de sa puissante corporence [sic]. … Les jeunes gens s’étiolent lentement. Le jeune Blondin, marié depuis un an et demi, donne tant d’énergie à son travail qu’il ne lui reste pas assez de force pour se faire des enfants. Le jeune Beaudet est à l’hôpital. Les trois autres attendent leur tour avec résignation. »
Loger un ou deux employés, fussent-ils traducteurs, n’est pas un problème. En loger 10 ou 15, à une époque où les immeubles de bureaux ne poussent pas comme des champignons, est une autre paire de manches. Les solutions appliquées ne sont pas toujours à l’avantage des traducteurs concernés. C’est le triste sort que connaissent les gens des Débats et des Livres bleus.
Pendant une trentaine d’années, les Débats occupent des locaux minables dans des voisinages peu propices au travail intellectuel. Au 3, rue Clarence, première adresse, un des voisins est tailleur de pierre. Rue Sussex, le rez-de-chaussée de l’immeuble est occupé par un marchand de vins et de spiritueux. De fortes émanations s’échappent de ce commerce et se répandent dans les bureaux des traducteurs. À la bonne vôtre! Les bureaux sont mal aérés, éclairés au gaz et chauffés au moyen de plusieurs poêles à charbon. Faute de bibliothèque, les ouvrages de référence sont dispersés un peu partout. […] Un des traducteurs utilise même son bureau comme chambre à coucher.
Dans les années 1940, les traducteurs sont de retour dans un vieil immeuble de la basse-ville, à faible distance d’une tannerie dont les effluves les chauds soirs d’été, selon Raymond Robichaud, emplissent les bureaux où on s’efforce de rendre dans un français correct les éloquents propos d’un Jim Gardiner, d’un Bob Manion ou d’un J. S. Woodsworth.
Certains traducteurs aussi mal partagés que possible doivent composer en même temps avec des conditions de travail pénibles et des locaux vétustes. Le vendredi 3 mars 1939, les traducteurs à la Défense nationale quittent l’immeuble Woods. Le moment est des plus mal choisis : le service croule sous les examens à traduire. À 8 h 15, toute l’équipe est sur la brèche et attend les déménageurs, qui ne se pointent qu’en fin de matinée. Ce n’est que vers 16 h 30 que le tout se termine. La journée est perdue. Le nouveau local dans l’immeuble Canadian est une véritable « soue à cochons ». Les traducteurs ramassent les déchets sur le plancher, empruntent des outils pour monter meubles et étagères. Il n’y a pas de téléphone, les locataires précédents ont gardé les clés et sont partis avec les commutateurs – les traducteurs s’improvisent électriciens pour y voir clair!
Le lundi, 6, dans une lettre qu’il adresse à son supérieur, avec copie au sous-ministre de la Défense, le chef, Jean-Pierre Chevassu, s’épanche : « Nous sommes dans un local de m…, je manque de personnel, j’ai perdu une journée. Il y a 63 pages d’examens que j’ai promis de livrer d’ici le 11. Je tiendrai parole, je ferai des heures supplémentaires, mais sachez que je ne pourrai continuer longtemps dans ces conditions, sans renfort, sinon j’y laisserai ma santé, qui était déjà chancelante, comme vous le savez, quand j’ai quitté les Débats en octobre dernier. »
Les traducteurs étaient-ils moins bien lotis que les autres fonctionnaires? Probablement pas. Leur travail était-il moins valorisé que celui des autres fonctionnaires? Rien ne permet de l’affirmer. En fait, les députés et les sénateurs francophones défendaient les traducteurs et louaient la valeur de leur travail. Toutefois, on ne se rendait pas compte que la traduction, travail de création, doit s’exécuter dans des conditions un tant soit peu favorables.
Par ailleurs, on ne semblait pas saisir toute l’importance que revêtait la traduction pour les parlementaires de langue française. À ce sujet, le sénateur Joseph Bernier disait, le 11 avril 1902, [que] « les membres français du Sénat n’abusent pas de leur privilège de pouvoir parler leur propre langue ». Toutefois, ils osaient se croire en droit de recevoir la traduction des débats « dans un temps raisonnable ». Et pour cause. Les députés et sénateurs francophones ne sont pas tous à l’aise en anglais et certains ne le parlent pas du tout.
La traduction est un donc un service essentiel procuré aux parlementaires francophones pour qu’ils puissent, comme leurs homologues anglophones, exercer leurs fonctions de représentation. Le défi était de taille et devait être relevé coûte que coûte. Le service a été assuré. Toutefois plus d’un traducteur y a laissé sa santé. Certains, la vie.
Source des illustrations
1. T. G. Coursolles, Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF), Ph38-88.
2. Omer Chaput, Service de gestion des documents et des archives (Université Concordia).
3. Jean-Pierre Chevassu, « Croquis de Bytown », par Albéric Bourgeois, La Presse, 5 avril 1924, p. 39, détail.
Alain Otis, trad. a., ATIO, CTINB, a exercé les fonctions de traducteur au Bureau de la traduction à Ottawa et ailleurs au Canada de 1976 à 2002. Il a été chargé d’enseignement à l’Université de Moncton de 2002 à 2014.