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Des points… démesure ?

Par Eve Renaud, trad. a.

Vous connaissez sans doute cette anecdote qui décrit une correspondance entre Victor Hugo et son éditeur. Le premier aurait écrit au second pour savoir comment allait la vente de son dernier ouvrage. La teneur de sa missive : ? La réponse qui lui parvint : !

Si le poète et son correspondant avaient disposé du courrier électronique, se seraient-ils livrés au déferlement de points d’exclamation et d’interrogation que je constate pratiquement chaque jour dans les messages qui arrivent dans ma boîte virtuelle? J’ai un ami qui ne saurait m’annoncer sans une armée de points exclamatifs qu’il a « terminé la préparation du terrain pour l’hiver !!!!!!! », chose qui, selon ses dires, ne lui est ni trop pénible, ni particulièrement jouissive et qu’il fait chaque année à la même date. Cette sextuple exclamation me laisse donc perplexe.

Effet du numérique? L’espace dont on dispose sur une page de courriel et le faible coût unitaire des messages favorisent-ils l’effusion?

Il n’en fallait pas plus pour me lancer sur la piste de ces deux cousins que sont le point d’interrogation et le point d’exclamation. Ils semblent en effet avoir plusieurs… points communs. Ils sont les seuls qu’on puisse doubler, voire multiplier, pour multiplier de même leur effet. De fait, si vous triplez le point final, il devient nettement moins final. Et même Microsoft sait que la virgule ne se triple pas.

Ils sont également les seuls de tout le système de ponctuation dont la grande expressivité permet de les employer sans mot, procédé vieux de plus d’un siècle, comme en témoigne plus sûrement que l’anecdote sur Hugo un passage d’un texte d’Alphonse Allais (1854-1905) intitulé Dans la peau d’un autre : « [Cette question] me rappelle la plus effroyable période de ma vie… – !!!???...!!! nous écriâmes-nous simultanément1. » Dans le genre, la bande dessinée vient également à l’esprit. Et même la signalisation routière s’y met.

Notes-et-contrenotes

Enfin, tous deux encadrent en un tandem culbuté les phrases exclamatives et interrogatives de l’espagnol. Et aux anecdotes politiques sur des traités maltraités pour cause de virgule mal placée, on pourrait peut-être ajouter celle-ci : depuis le milieu des années 1990, en catalan, l’Institut d’Estudis Catalans prône leur utilisation en fin de phrase seulement, à la différence du castillan. Pour éviter la confusion. Pas très convaincant, ce me semble.

À ce sujet d’ailleurs, un dossier sur la ponctuation publié dans L’Express en 20092, attribue le double point d’interrogation au fait que l’espagnol n’emploie pas beaucoup les pronoms et est donc privé des formes inversées qui, en français entre autres, annoncent une interrogation dès le début de la phrase et aident le lecteur à choisir la bonne inflexion une fois rendu à la fin. Par exemple, sans le point inversé du début, dans « ¿Pensó en traer sus diccionarios para la prueba? », il faut attendre la fin pour savoir qu’il s’agit d’une question alors qu’en français, la forme « a-t-il » le révèle tout de suite. Intéressant. Mais je doute que le point d’exclamation fasse de même seulement par esprit d’émulation.

Toujours est-il que malgré leurs airs de famille, les cousins ne sont pas du même âge, tant s’en faut. Le premier à voir le jour fut le point d’interrogation. Il serait né vers la fin du VIIIe siècle, chez les Carolingiens. En même temps que l’école, tant qu’on y est. Selon L’Express, il ressemblait « à l’origine à un point surmonté d’un trait zigzaguant dardé vers la droite, figurant sans doute le mouvement ascendant de la voix ». Il aurait d’ailleurs inspiré les premiers signes de la notation musicale. Il servait aussi, exceptionnellement, à exprimer l’exclamation.

Le véritable point d’exclamation mit quelque 600 ans à s’immiscer dans les textes écrits. Lui est dans les partitions musicales. On devrait son passage à l’écrit à un certain Iacopo Alpoleio da Urbisaglia, qui le baptisa punctus admirativus. Hé! Faut-il s’étonner de l’origine italienne d’un signe d’expressivité? C’est un autre Italien, appelé Coluccio Salutati, qui en répandra véritablement l’usage, quelque 40 ans plus tard, soit vers 1400. Salutati, nous apprend Wikipédia, était un humaniste, mais aussi un homme d’État qui agita beaucoup la plume pour éviter les guerres entre guelfes et gibelins, entre France et Florence. On imagine aisément l’importance du point d’exclamation, devenu par ses soins le punto afetuoso3 dans un contexte aussi explosif. Faut-il par ailleurs voir un lien entre ces efforts déployés pour négocier une trêve entre ces éternels belligérants et le fait que Salutati inventa aussi la parenthèse?

Pour conclure, sachez que si Florence a donné droit de cité au point d’exclamation, le point-virgule reçut la même faveur de la Sérénissime. Mais vous comprendrez que je doive me renseigner sur place avant de vous en conter l’histoire.

1. Cité dans Drillon, Jacques. Traité de la ponctuation française, Gallimard, collection Tel, 1991, p. 92.
2. http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-point-sur-la-ponctuation_1616359.html. Je ne saurais trop vous en recommander la lecture. 
3. Catach, Nina. La Ponctuation, Que sais-je? no 2818, Presses universitaires de France, p. 28.


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