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Trois professions au centre des premières civilisations humaines

Par Philippe Caignon, terminologue agréé et traducteur agréé
En complément au dossier piloté par notre présidente Betty Cohen, traductrice agréée, et dédié à nos trois professions telles qu’elles sont exercées de nos jours et qu'elles le seront demain, nous allons brièvement nous lancer dans l’exploration du passé pour étudier le rôle central que la pratique de l’interprétation, de la traduction et de la terminologie a pu jouer dans l’élan évolutif des premières civilisations humaines… Car nos professions ont des racines bien ancrées dans l’Histoire et ont été des agents catalysant le progrès tous azimuts des communautés et des sociétés anciennes. Il s’agit d’un fait qui est très peu acquiescé, mais dont la réalité est indiscutable. 

Au commencement… l’interprétation

Ainsi, en se portant à l’aube des temps humains, on peut s’imaginer les interactions que les homo sapiens1 ont pu avoir avec les homo neanderthalensis2 au cours de leur rencontre initiale. La surprise de voir un être à la fois semblable à soi et différent de soi a pu troubler plus d’un esprit. Pour améliorer les probabilités de survie en des terres inhospitalières, l’intercompréhension a dû naturellement être recherchée et a pu se manifester par le décryptage de la gestuelle et des paroles pour parvenir à la reconnaissance de l’identité et des besoins de chacun. Il est même probable que certains membres doués en communication des communautés en contact se soient peu à peu spécialisés dans l’interprétation de messages élaborés. Plus tard, la cohabitation de ces deux sous-espèces humaines a contribué à modifier leur développement. Les « interprètes » ont pu alors être à l’origine de l’intersection biologique de leur évolution…

La nécessité de la traduction

Par ailleurs, si l’art rupestre des Néandertaliens a certainement constitué une forme de message communautaire intergénérationnel réel, c’est résolument l’écriture des humains modernes qui a ancré ce qu’on appelle de nos jours l’Histoire. Bien entendu, l’origine de l’écriture reste indéterminée, car elle n’est pas apparue en même temps dans tous les territoires de notre planète. On conçoit cependant qu’elle s’est manifestée entre 5000 et 3000 ans avant notre ère, précédée par des formes de proto-écriture3. À cette époque déjà, de nombreux peuples se côtoyaient. Dès lors, l’exercice de la traduction textuelle s’est développé comme stratégie de communication efficace entre nations. En effet, la recherche démontre que « la traduction écrite existait dans l'Égypte ancienne, dès l'Ancien Empire (2700-2200 av. J.-C.). »4 La traduction a ainsi permis aux grandes civilisations passées de se comprendre davantage et de s’entre-influencer. En examinant le passé, nous constatons que c’est dans la rencontre et la mixité des civilisations, appuyées par l’interprétation et la traduction, que les grandes avancées sociales et technologiques ont pu voir le jour.

L’interprétation et la traduction, les alliées de l’humanité

En effet, au fil des siècles, l’interprétation et la traduction se sont non seulement révélées être des « arts pratiques » favorisant la communication entre personnes de langues et de cultures différentes, mais également des outils stimulant l’évolution des peuples en les exposant à des concepts étrangers, telle la monumentalité de l’architecture égyptienne reprise par les anciens grecs5, ou à des matériaux mystérieux, comme la soie chinoise transportée en Eurasie6. L’exploration de la terra incognita rapportait son lot de richesses tant matérielles que conceptuelles aux nations prospectrices. Chaque découverte, chaque révélation représentait l’occasion de comprendre le secret d’une notion insoupçonnée pour toute personne à l’esprit curieux et ouvert. De fait, l’expansion de l’esprit humain a été stimulée par la diversité des points de vue, les manières d’être divergentes et les façons de faire d’apparence insolite. C’est probablement la raison pour laquelle les villes centrales bénéficiant d’une grande diversité ont été celles qui ont se sont montrées les plus prospères et les plus influentes de l’histoire, telles Harappa, Assur, Jéricho ou encore Alexandrie.

L’omniprésence discrète de la terminologie

La reconnaissance de la terminologie est récente en comparaison de ses deux professions sœurs; elle n’a toutefois rien à leur envier sur le plan historique. Les archéologues ont en effet découvert des listes de mots liés à diverses activités économiques et médicales, entre autres domaines, parmi les écritures cunéiformes assyriennes inscrites sur des tablettes d’argile. En parallèle, même si elles n’étaient pas le fruit d’une réflexion terminologique proprement dite, des listes lexicales, véritables proto-dictionnaires, ont été rédigées et diffusées durant la civilisation sumérienne. Qui plus est, « les premiers dictionnaires monolingues conceptuels (thématiques), les premiers dictionnaires de prononciation et les premiers dictionnaires d’homophones »7 sont également originaires de cette ancienne civilisation. À défaut d’une pensée terminologique pure, l’esprit lexicographique voyait le jour. Les prémices de la conceptualisation disciplinaire et de la classification notionnelle furent ainsi semées pour que les générations à venir puissent en récolter les fruits… scientifiques et terminologiques.

La puissance des trois

L’interprétation, la traduction et la terminologie ont ainsi participé de façon harmonieuse à l’émergence des civilisations qui ont engendré les sociétés du monde actuel. La synergie de nos trois professions ne devait cependant pas être nécessairement puissante.  Nous pouvons nous poser les questions suivantes par exemple : Est-ce que les scribes traducteurs de hiéroglyphes sur papyrus avaient des relations professionnelles avec les interprètes de la Cour égyptienne? Est-ce les rédacteurs des dictionnaires de prononciation assyriens visaient les interprètes officiels? Est-ce que les traductrices et traducteurs ancestraux élaboraient des listes de mots avec leur sens pour enseigner leur « art » aux jeunes générations? Quoi qu’il en soit, toutes ces personnes ont appuyé et entretenu à leur manière la communication entre les premières civilisations humaines.

De l’héritage du passé au legs du présent

Ainsi, depuis des millénaires nos précurseurs et précurseures ont tracé notre voie. À présent, notre génération a l’occasion de laisser son empreinte dans l’Histoire. Les échanges commerciaux mondiaux, les congrès scientifiques et technologiques, les conférences politiques et économiques, les réunions internationales pour la paix et les rassemblements d’organismes multinationaux sans but lucratif abondent et créent une pléthore de documents devant être diffusés rapidement. De plus, l’environnement planétaire instable dans lequel nous vivons entraîne la multiplication de messages, bons ou moins bons, dans tous les médias. C’est dans ce contexte que les langagières et les langagiers s’inscrivent comme hérauts de l’exactitude (inter)linguistique, du rapprochement (inter)culturel et même de l’avancement de la paix, parfois au péril de leur vie. Notre legs aux générations à venir sera peut-être la simple continuation de la civilisation humaine… Un legs d’une noblesse absolue.

1) S.A. « Homo sapiens, 3 vagues de migrations en Europe depuis 55 000 ans », Site Web d’Hominidés, [En ligne]. https://www.hominides.com/homo-sapiens-3-vagues-de-migrations-en-europe-depuis-55-000-ans/ (page consultée le 21 novembre 2023)

2) S.A. « Homo neanderthalensis », Site Web d’Hominidés, [En ligne]. https://www.hominides.com/hominides/homo-neanderthalensis/ (page consultée le 21 novembre 2023)

3) Cwper, Eowyn. (2019) « Les origines et l’évolution de l’écriture selon les régions du monde », Site Web de Quantième art, [En ligne]. https://septiemeartetdemi.com/2019/04/28/les-origines-et-levolution-de-lecriture-selon-les-regions-du-monde/ (page consultée le 21 novembre 2023)

4) S.A. (2022) « Histoire de la traduction ». Site Web de PoliLingua, [En ligne]. https://www.polilingua.fr/blog/post/histoire-de-la-traduction.htm (page consultée le 21 novembre 2023)

5) S.A. (S.D.) « Grèce : Perfectionnement des formes architecturales à la période classique ». Site Web d’Antic Art, [En ligne]. https://www.antic-art.com/grece-perfectionnement-des-formes-architecturales-a-la-periode-classique/ (page consultée le 22 novembre 2023)

6) S.A. (2023) « Histoire de la soie ». Wikipédia, [En ligne]. https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_soie (page mise à jour le 13 novembre 2023 et consultée le 22 novembre 2023)

7) Boisson, Claude. (1996) «L’antiquité et la variété des dictionnaires bilingues », dans Béjoint, H. et Thoiron, Ph. (dir.), Les dictionnaires bilingues, Louvain-la-Neuve : Aupelf-Uref et Duculot, p. 17-30


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