L’impact de la politique sur la traduction au Canada
Par Philippe Caignon, terminologue agréé et traducteur agréé
Au Canada, comme au Québec, les aléas de la politique ont sans cesse modelé et remodelé le paysage de l’État. La politique n’est en effet pas statique, elle est dynamique. Elle évolue dans tous les sens, vers la gauche ou vers la droite, sans véritable logique prédéterminée, tributaire des événements internationaux, soumises aux mouvements nationaux et sujettes aux impératifs locaux. On parle souvent de liberté en politique, mais la politique n’est pas affaire de liberté.
En conséquence, il n’est pas question ici de se lancer pas dans une critique des décisions passées, ni même des prises de position actuelles, voire des projets à venir, des gouvernements municipaux, provinciaux et fédéral. Il faut reconnaître d’emblée que la pression des attentes démesurées, le fardeau des responsabilités croissantes et le poids d’un pouvoir illusoire, mais que tout le monde croit réel, sur toute personne qui se lance dans l’arène politique est titanesque. Partant, il serait tout à fait déplacé de faire la leçon à qui que ce soit, surtout en l’absence d’expérience concrète et pertinente en la matière.
La politique et les professions langagières
Ce qu’il nous faut cependant savoir lorsque nous exerçons une profession langagière, c’est que la politique nous touche personnellement et professionnellement en tout temps. Nous ne pouvons donc pas rester dans l’indifférence lorsqu’elle dérive, car comme l’expliquait si bien le comte de Montalembert : « Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. » Cet adage reste toujours pertinent après deux siècles et le restera certainement ad vitam æternam.
Bien entendu, rien ne nous empêche de mettre en lumière des situations patentes et de décrier leurs effets sournois, réels ou potentiels.
La Loi sur les langues officielles
Cela dit, le Canada demeure un « pays de traduction » privilégié. En effet, la Loi sur les langues officielles, adoptée en 1969, offre une certaine protection à l’industrie, mais elle doit être mise à jour régulièrement, car d’une fois à l’autre, elle reflète les valeurs et les attendus… d’alors. À ce propos, Raymond Théberge, commissaire aux langues officielles, écrivait dans les pages de Circuit : « Il est par ailleurs important de souligner que la Loi existante est fondée sur le contexte, les aspirations et les espoirs des années 1960 et que le poids des 50 dernières années se fait de plus en plus sentir sur ses épaules. »1
Bien sûr, le but premier de la Loi n’est pas d’appuyer l’industrie langagière, elle vise avant tout la promotion du français et de l’anglais en situation minoritaire et la pérennisation des communautés qui utilisent ces langues. La paix sociale canadienne repose sur ce principe politique et législatif.
La Loi concernant les langues autochtones
D’ailleurs, une loi semblable a été adoptée en 2019 pour les langues et les communautés autochtones, la Loi concernant les langues autochtones. Cette loi aussi vise à renforcer et à préserver les 70 langues autochtones qui sont répertoriées au pays. Elle a également l’avantage d’ouvrir un nouveau marché à l’industrie de la langue et de donner du travail à de nombreuses personnes qui peuvent s’exprimer dans l’une de ces langues. Notons cependant que les mémoires de traduction, les logiciels de traduction automatique et les bases de données terminologiques grand public ne répondent toujours pas au besoin de ces langagières et langagiers. Une grande opération de compilation, d’analyse et de programmation attend donc toute personne qui désire se lancer dans cette aventure. En effet, la création des outils nécessaires pour gérer la communication interlinguistique entre les 70 langues autochtones et les deux langues officielles exigera un travail colossal. Là encore, notre industrie a le potentiel de s’élargir.
La Loi ne protège pas de la politique
Malgré les deux lois mentionnées précédemment et leurs retombées prodigieuses, il nous faut rester en veille permanente, car personne n’est à l’abris d’un « aléa » politique, voire d’une manœuvre politique. Comme l’histoire récente de certains pays nous l’a démontré, il ne faut pas tenir nos droits pour acquis. Ils peuvent tomber les uns après les autres au gré des plans électoralistes, des prises de positions populistes et du passéisme glorifié.
La Loi doit pouvoir être adaptée rapidement dans les cas d’urgence
Tout gouvernement peut décider de ne plus traduire les documents officiels ni d’obliger les entreprises à traduire les leurs. Or, quand la traduction, l’interprétation et la terminologie qui soutiennent ces deux professions sont absentes, des conséquences graves peuvent suivre pour de nombreuses personnes, comme en témoigne d’ailleurs Renée Desjardins dans le présent numéro, en relatant entre autres sujets la situation langagière entourant la pandémie de COVID-19 au Manitoba.
L’accès aux soins de santé, l’accès aux services juridiques et l’accès à l’information vitale dans sa langue officielle, voire dans les langues d’immigration, sont des droits valides, mais pour lesquels bien des personnes doivent encore se battre.
La Loi constitutionnelle se doit d’être respectée, même par la Cour
La Constitution offre un bouclier potentiel contre tout abus de pouvoir politique potentiel, et les tribunaux s’en servent avec justesse. Toutefois, même la Cour suprême du Canada éprouve quelques difficultés à respecter la Constitution lorsqu’elle refuse, par exemple, de faire traduire toutes ses décisions. Si l’institution dont le rôle consiste à veiller à l’application de la Loi constitutionnelle ne montre pas l’exemple, en dépit des 20 millions de dollars et des dix ans nécessaires pour s’acquitter de la tâche, les politiciens et politiciennes pourraient n’avoir aucun scrupule à en faire autant. Ils pourraient même se servir de cet exemple comme excuse, et non pas comme raison, à leur immobilité.
Les devoirs professionnels
De fait, nous pouvons nous demander si, parmi les devoirs inhérents à l’exercice de nos professions, nous n’avons pas l’obligation de réfléchir, de vérifier et de rapporter à nos concitoyennes et concitoyens nos observations sur les messages politiques transmis en plusieurs langues, sur les actions et inactions des institutions politiques et sur les améliorations devant être apportées aux lois et règlements existants. Plus que le dénombrement des erreurs interlinguistiques et interculturelles, nos devoirs ne comprennent-ils pas aussi la dénonciation de la manipulation, du manquement et de la discrimination? La question se pose… Vraiment.
Peu de personnes dans notre société ont la compétence culturelle et linguistique pour porter un regard critique et informé sur ce qui se déroule dans l’arène politique. Au-delà de notre intérêt économique, il nous incombe alors de protéger aussi l’intérêt du peuple de la politique douteuse.
1) Théberge, Raymond (2021) « Les 50 ans de la Loi sur les langues officielles : un parcours marqué de progrès remarquables… et de défis persistants » in Circuit, no 149, Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec, [En ligne]. https://www.circuitmagazine.org/dossier-149/les-50-ans-de-la-loi-sur-les-langues-officielles-un-parcours-marque-de-progres-remarquables-et-de-defis-persistants (Page consultée le 12 juin 2024).