Sans le Conseil des arts du Canada, il n’y aurait guère de traduction littéraire au pays. Et les auteurs de chez nous seraient beaucoup moins nombreux à avoir une voix dans l’autre langue officielle. Qui plus est, peu de traductrices et traducteurs pourraient gagner leur vie en travaillant principalement, voire uniquement, pour des maisons d’édition.
En 1963, le gouvernement du Canada met sur pied une commission royale d'enquête chargée d’étudier certains aspects du bilinguisme et du biculturalisme1 au pays. Il cherche ainsi à répondre au malaise grandissant des francophones du Québec qui veulent protéger leur langue et leur culture. Les recommandations de la commission, déposées en 1970, contiennent des propositions visant à améliorer la compréhension mutuelle entre anglophones et francophones, dont l’adoption a entraîné de profonds changements dans la politique linguistique tant au niveau fédéral que dans les provinces.
C’est ainsi que, en 1972, naît le premier programme de subvention à la traduction du Conseil des arts du Canada (CAC). Ce programme, qui bénéficie à l’origine d’un financement spécial du Secrétariat d'État, subventionne la traduction de livres depuis et vers l'une des langues officielles, à condition que l'auteur, le traducteur et l'éditeur soient canadiens. Avant-gardiste, il inclut dès sa création les langues des Premières Nations, des Inuits et des Métis.
Refondu en 2009, le Programme national de traduction pour l’édition du livre2 (qui, comme son nom ne l’indique pas, inclut les œuvres dramatiques) vise toujours à augmenter l’offre d’œuvres canadiennes3 dans les langues du pays et à soutenir l’excellence et la création. La Langue des signes québécoise (LSQ), l’American Sign Language (ASL) et les langues de signes régionales canadiennes ou autochtones viennent tout juste d’être incluses dans le programme pour les œuvres théâtrales destinées à être mises en scène.
Les traductrices et traducteurs littéraires du Québec travaillent essentiellement pour des éditeurs du Canada. Et on ne s’étonnera pas d’apprendre que parmi les 1 126 traductions imprimées en français au Québec en 2017, plus des trois quarts (soit 870) ont été traduites de l’anglais4.
Étant donné les modalités du soutien financier offert aux éditeurs canadiens, la quasi-totalité du volume de traduction littéraire dans notre petit marché est constituée d’œuvres canadiennes traduites par des Canadiens et publiées par des éditeurs canadiens. Il se traduit donc peu d’œuvres étrangères au Canada, mais on observe depuis quelques décennies une internationalisation et une diversification des genres dans la traduction littéraire chez nous, surtout en poésie. Il existe par ailleurs des programmes du CAC5 et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec6 pour soutenir les éditeurs étrangers qui souhaitent publier nos auteurs, mais ceux-ci choisissent presque tous d’employer des traducteurs de leurs propres pays.
Les droits de traduction des stars de la littérature canadienne se négocient à fort prix dans les foires internationales. Elles sont donc en général traduites « en français de France » et publiées en Europe par de grands éditeurs aux ressources financières abondantes, ce qui peut causer certains problèmes.
On se souviendra des premières traductions des œuvres de Mordecai Richler, réalisées en France dans les années 1960 et 1970, qui dénotaient une profonde méconnaissance du monde du hockey (avec son célèbre « Maurice La Fusée Richard »), de la ville de Montréal (où l’on prend plaisir à arpenter les célèbres « Sherbrooke Street » et « Main Street ») ou de la cohabitation des francophones et des anglophones, par exemple7.
Mais douce revanche : l’éditeur québécois Boréal a fait appel au tandem primé Lori Saint-Martin et Paul Gagné pour produire de nouvelles traductions de cinq romans de Mordecai Richler… traductions louées par la critique d’outre-Atlantique, notamment dans le prestigieux quotidien Le Monde.
Les francophones d’ici ont parfois le bonheur de voir leurs traductions achetées ou copubliées par un éditeur français, mais rares sont ceux qui sont directement engagés par des maisons étrangères. C’est donc dire que sans le Programme national de traduction pour l’édition du livre du Conseil des arts du Canada, seuls les auteurs canadiens les plus populaires seraient traduits… par des traductrices et traducteurs européens.
Il ne fait aucun doute que la traduction littéraire « a joué un rôle-clé dans la formation identitaire du pays, sur les plans culturel, économique, politique, social, etc.8 » Et c’est en très, très grande partie grâce au Conseil des arts du Canada.
Rachel Martinez a traduit plus de soixante-dix romans, ouvrages jeunesse, essais, récits, biographies et catalogues d’exposition. Elle a notamment remporté en 2005 le prix du Gouverneur général pour la version française de Glenn Gould, une vie de Kevin Bazzana publié chez Boréal et a été finaliste à deux reprises par la suite.
1 Pour en savoir plus sur la Commission Laurendeau-Dunton (1963-1969) : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/commission-royale-denquete-sur-le-bilinguisme-et-le-biculturalisme
2 https://conseildesarts.ca/financement/subventions/rayonner-au-canada/traduction
3 Les titres admissibles à ce programme du CAC sont les romans, nouvelles, recueils de poèmes, pièces de théâtre, bandes dessinées, ouvrages jeunesse et essais littéraires.
4 Bibliothèque et Archives nationale du Québec, Statistiques de l’édition au Québec en 2017, 2019. https://www.banq.qc.ca/documents/a_propos_banq/nos_publications/nos_publications_a_z/Stats_2017.pdf
5 https://conseildesarts.ca/financement/subventions/rayonner-a-l-international/traduction.
6 Voir «Volet 3, Aide à la traduction» à la page 15) : https://www.sodec.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/programme-daide-aux-entreprises-du-livre-et-de-ledition-2018-2019.pdf
7 La thèse de maîtrise de Sophie Martineau déposée à l’Université Laval en 2012 fourmille d’exemples : La réalité québécoise dans les traductions québécoise et française du roman The Apprenticeship of Duddy Kravitz de Mordecai Richler : Analyse comparative : https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/23756
8 Côté, N., Marcoux, D. et Stratford, M. (2015), « La traduction littéraire et le Canada : présentation ». TTR, 28 (1-2), p. 133-138. https://doi.org/10.7202/104165ar