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Débats parlementaires : la traduction, version sport extrême

Par Jean-François Baril

Ah! partager avec des collègues un gros texte urgent… voilà une situation pas exactement idéale que bien des traducteurs ont déjà vécue. Imaginez que ce gros texte urgent, vous devez commencer à le traduire alors que le client est encore en train de le composer et vous envoie les paragraphes au fur et à mesure. En plus, le texte sera rédigé tantôt en anglais, tantôt en français, mais vous ne saurez pas quels passages seront dans quelle langue tant que vous ne les aurez pas reçus. Ah oui, petit détail : personne n’a la moindre idée de la longueur du texte final – pas même le client. Et la traduction doit être livrée avant le lendemain matin, coûte que coûte. Ce n’est pas négociable.

Traduire le hansard, ça ressemble pas mal à ça.

Le hansard? Quid?

On appelle « hansard » les comptes rendus officiels des débats dans les régimes parlementaires inspirés du modèle de Westminster. Au Canada, il y a un hansard publié pour chaque séance de la Chambre des communes et du Sénat. Il ne s’agit pas seulement d’un procès-verbal, mais bien de la transcription des paroles prononcées par les députés et les sénateurs.

Les parlementaires peuvent s’exprimer dans l’une ou l’autre des langues officielles1, et leurs propos sont transcrits puis traduits dans l’autre langue officielle. Chaque hansard a donc sa version anglaise et sa version française; ainsi, les citoyens unilingues peuvent aisément consulter les débats et prendre connaissance de l’ensemble des propos tenus par les législateurs fédéraux lors d’une séance donnée.

La Loi sur les langues officielles reprend le principe constitutionnel voulant que les débats parlementaires soient publiés dans les deux langues. Cette obligation est établie dès la partie I de la Loi, au paragraphe 4(3) : « Les comptes rendus des débats et d’autres comptes rendus des travaux du Parlement comportent la transcription des propos tenus dans une langue officielle et leur traduction dans l’autre langue officielle. » C’est le service des Débats parlementaires du Bureau de la traduction de Services publics et Approvisionnement Canada qui assure la traduction du hansard depuis la création du Bureau, en 1934.

Depuis 1867 (ou presque)

Cela dit, la traduction institutionnalisée au Parlement canadien ne remonte pas seulement à l’avènement de la Loi sur les langues officielles ni même à la création du Bureau de la traduction. Dès 1760, les gouverneurs anglais ont à leur emploi des « secrétaires-traducteurs » chargés de traduire dans la langue du peuple les décisions prises par les administrateurs et autres textes officiels. L’année suivant sa création en 1792, la Chambre d’assemblée du Bas-Canada a aussi son traducteur officiel2.

En 1840, l’Acte d’Union fait de l’anglais la seule langue officielle du Canada-Uni. Toutefois, dès l’année suivante, le député Étienne Parent fait adopter un projet de loi portant le doux nom d’Acte pour pourvoir à ce que les Lois de cette Province soient traduites dans la Langue Française, et pour d’autres objets y relatifs. C’est la toute première loi de l’histoire canadienne qui vise expressément la traduction3.

Pour ce qui est des débats parlementaires, c’est la Loi constitutionnelle de 1867 qui rend obligatoire leur publication dans les deux langues. Elle prévoit, à l’article 133, que, « [d]ans les chambres du parlement du Canada […] l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire ». Bon, il faudra attendre 1875 pour les Communes et 1896 pour le Sénat avant que ce beau principe devienne réalité, mais l’intention était là.

Traduire le hansard est donc un devoir constitutionnel, rien de moins!

Faire du mieux qu’on peut dans le temps qu’on a

La traduction des débats parlementaires n’est pas une mince affaire. Les deux principales difficultés sont l’horaire et la grande variabilité de la charge de travail. En effet, comme chaque séance doit impérativement être traduite avant le lendemain matin, la traduction se fait le soir et la nuit… et plus les parlementaires ont parlementé, plus les traducteurs ont des mots à traduire. Les séances durent typiquement environ neuf heures à la Chambre des communes et de trois à quatre heures au Sénat, mais elles peuvent être prolongées, la plupart du temps sans préavis, pendant plusieurs heures et même plusieurs jours. On estime qu’une heure de débats donne quelque 8 000 mots à traduire. Le total pour une journée donnée, pour les deux Chambres, peut facilement atteindre 100 000 mots. Et si une des deux Chambres (ou les deux!) décide de prolonger sa séance jusqu’à minuit, le total de mots grimpe en conséquence. Imaginez : l’équipe de traducteurs des Débats a souvent moins de temps pour traduire les paroles de nos estimés parlementaires que ceux-ci en ont mis à les prononcer!

La seule façon de réussir à respecter les délais de publication est de traduire en temps « semi-réel », c’est-à-dire que l’équipe des Débats commence à traduire alors que les séances sont toujours en cours. Voici, dans les grandes lignes, comment on procède.

Il faut d’abord savoir que les paroles prononcées sur le parquet des deux Chambres sont transcrites, puis revues par des rédacteurs. Il y a donc quelques heures de décalage entre le moment où les parlementaires s’expriment et le moment où leurs propos sont prêts à être traduits. Dès qu’un passage d’environ cinq minutes est prêt, les rédacteurs l’envoient à la traduction.

Les responsables de la répartition reçoivent le texte et le séparent en blocs de 300 mots environ. Ils en donnent un à chaque traducteur, puis un deuxième à chacun, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le texte de la séance soit distribué. Les traducteurs ne traduisent donc pas un long texte suivi, mais bien de nombreux petits passages différents de la séance.

Aussitôt que les traducteurs ont fini un de leurs blocs de texte, ils l’envoient à la révision, et le même ballet recommence. Tous les mots traduits sont révisés, intégralement, sans exception. C’est une étape incontournable pour assurer la qualité du produit fini vu les conditions dans lesquelles le travail s’exécute. Une fois la révision terminée, chaque petit bout de texte traduit est renvoyé aux équipes de la Chambre des communes et du Sénat, qui font une dernière vérification avant de publier.

Cette façon de procéder a l’avantage de faire gagner énormément de temps puisque chaque étape commence alors que les précédentes sont encore en cours. En revanche, comme les traducteurs traduisent de petits bouts de texte disparates, l’uniformité peut en pâtir. On essaie le plus possible de s’entendre sur la terminologie – et la révision systématique aide aussi –, mais les délais étant ce qu’ils sont, il faut faire vite. On se console en se disant qu’on fait du mieux qu’on peut dans le temps qu’on a!

Des « supergénéralistes »

Outre les aspects techniques, qu’en est-il du travail de traduction en tant que tel? Qu’est-ce que traduire les débats a de particulier?

Sur le plan lexical, la traduction parlementaire n’est pas véritablement un domaine de spécialité. Il y a bien un certain jargon technique associé aux débats et à la procédure parlementaire, mais les sujets traités varient au gré de l’actualité et des projets de loi et motions débattus par les députés et les sénateurs. Chaque jour ou presque, les traducteurs doivent s’improviser experts dans un nouveau domaine, parfois très pointu.

C’est probablement l’aspect le plus intéressant du travail aux Débats : les jours se suivent, mais ne se ressemblent pas. Les débats peuvent porter sur une nouvelle mesure fiscale pour aider les petites entreprises, sur l’accès à l’eau potable dans les réserves, ou encore sur la mise en place d’un registre national des appareils médicaux. Et que dire de la période quotidienne pendant laquelle les députés et les sénateurs peuvent faire de brèves déclarations sur un sujet qui leur tient à cœur, bien souvent à saveur très locale? Des félicitations à un gurdwara d’Edmonton pour son travail communautaire aux salutations à une « Miss Labours » nouvellement couronnée lors d’un festival agricole dans l’Est ontarien en passant par la lecture d’un poème commis par le député Untel, les beaux défis de traduction ne manquent pas. La variété des sujets qu’ils doivent traiter fait des traducteurs des Débats des « supergénéralistes » qui, à défaut de connaître tous les domaines à fond, doivent être en mesure de dénicher et d’assimiler de l’information rapidement, puisqu’ils n’ont pas le luxe de pouvoir demander à l’« auteur » de préciser sa pensée!

L’autre dimension qui rend le travail aux Débats si différent est le fait de traduire des paroles qui ont déjà été prononcées. En fait, si la traduction parlementaire n’est pas un véritable domaine de spécialité pour ce qui est du fond, elle a certainement une forme bien particulière. Les parlementaires et les partis politiques ont chacun leur style et leur terminologie de prédilection, qui doivent se refléter dans la mesure du possible dans la traduction. Et les meilleurs tribuns ne sont pas nécessairement les plus faciles à traduire! C’est sans parler de l’inénarrable période des questions. Du bonbon pour les traducteurs! Il y a quelque chose d’exaltant dans le fait de devoir, au-delà de traduire les mots et leur sens, articuler toute une pensée politique. Après tout, c’est aux traducteurs des Débats qu’il revient de choisir pour la postérité les mots par lesquels ils écrivent, littéralement, l’histoire du Parlement du Canada.

Sport exaltant, parfois extrême… voilà qui résume assez bien ce que c’est que de traduire les débats parlementaires.

Jean-François Baril détient un baccalauréat en traduction de l’Université Concordia. Il est traducteur-conseil au service des Débats parlementaires du Bureau de la traduction de Services publics et Approvisionnement Canada depuis 2004.


1 Ou dans toute autre langue de leur choix, notamment et de plus en plus les langues autochtones. L’espace manque ici pour en expliquer tous les tenants et aboutissants, mais c’est un sujet extrêmement intéressant qui mériterait un article complet à lui seul.

2 Delisle, Jean, Au cœur du trialogue canadien. Secrétariat d’État, 1984, p. 7.

3 Ibid., p. 8.


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