Par Valérie Florentin, traductrice agréée
La musique a toujours fait partie intégrante du cinéma, même à l’époque du muet alors qu’un pianiste accompagnait les projections en salle. Le cinéma parlant, dont la naissance officielle remonte à 1927 (The Jazz Singer), a toutefois ouvert tout un monde à cet égard, notamment la possibilité d’ajouter le chant à la performance des acteurs et actrices.
Ainsi, plusieurs comédies musicales ont été adaptées pour l’écran au fil des décennies, et certains compositeurs incorporent des chansons à leurs trames sonores. Le genre musical filmé est particulièrement vivant depuis le début du millénaire. Des films comme The Lord of the Rings: The Two Towers (2002) et The Return of the King (2003), Pirates of the Caribbean: At World's End (2007), The Hobbit: An Unexpected Journey (2012) ou encore The Hunger Games: Mockingjay Part 1 (2014), par exemple, comportent tous des chansons mémorables. Par ailleurs, certaines séries télévisées récentes reposent en grande partie sur le principe des comédies musicales, notamment Glee (2009-2015), Galavant (2015-2016) ou Crazy Ex-Girlfriend (2015-2019), tandis que bien d’autres comprennent au moins un épisode musical (souvent des comédies, dont Scrubs, How I Met Your Mother ou Community, mais aussi des drames, dont Once Upon a Time, Grey’s Anatomy ou The Flash).
L’examen1 de neuf films (Pirates of the Caribbean: At World's End [2007], Mamma Mia [2008], Burlesque [2010], Les Misérables [2012], Rock of Ages [2012], The Hobbit: An Unexpected Journey [2012], Into the Woods [2014], La La Land [2016], Beauty and the Beast [2017]) et de neuf épisodes de séries télévisées (Buffy The Vampire Slayer: Once More, with Feeling [2001], Scrubs: My Musical [2007], Glee: Ballad [2009], How I Met Your Mother: Girls Versus Suits [2010], Grey’s Anatomy: Song Beneath the Song [2011], Community: Regional Holiday Music [2011], Crazy Ex-Girlfriend: "Josh Just Happens to Live Here!" [2015], Once Upon a Time: The Song in your Heart [2017], The Flash: Duet [2017]) révèle que le traitement des chansons de la traduction en français diffère grandement d’une œuvre à l’autre.
Sur 14 produits culturels2 contenant des chansons originales (composées spécialement pour l’occasion), si les dialogues sont systématiquement doublés, les chansons le sont cinq fois seulement. Dans huit cas, elles sont soit sous-titrées (cinq fois, dont deux partiellement dans la mesure où seules les chansons pertinentes pour le déroulement de l’intrigue le sont3) soit laissées simplement en version originale sans aucune forme de traduction (quatre fois). C’est notamment le cas de la série Crazy Ex-Girlfriend dont la première saison a été diffusée sans doublage ni sous-titres pour les chansons, qui font pourtant partie des dialogues. Cela dit, les chansons de la deuxième saison sont sous-titrées.
Sur cinq produits culturels4 reprenant des chansons connues, celles-ci ne sont ni doublées ni sous-titrées, malgré que certains dialogues fassent référence à leur contenu. Ainsi, dans Glee, avant de chanter Don’t stand so close to me de The Police, le personnage interprété par Will Schuster précise : « Je veux que tu fasses très attention à ce que je dis, parce que je pense réellement ce que je vais chanter. Ouvre grand tes oreilles » puis, à la fin de la chanson, il reprend avec : « Alors, Rachel, tu crois que tu as saisi le message que je t’ai envoyé avec cette ballade? » (extrait de 17min34 à 20min12). Or, combien de francophones savent réellement de quoi parle la chanson, dont les paroles, hors refrain, ne sont pas très connues : « Young teacher, the subject of schoolgirl fantasy / She wants him so badly, knows what she wants to be / Inside him, there's longing, this girl's an open page / Book marking, she's so close now / This girl is half his age ». Comment savoir, si on ne saisit pas les paroles, que le professeur cherche à faire comprendre à son étudiante que l’affection qu’elle pense ressentir à son égard est inappropriée? Autre exemple : dans Rock of Ages, les protagonistes, interrogés par un journaliste, soulignent d’une part : « Nous avons bâti cette ville avec le rock’n’roll » et d’autre part : « Ce soir, c’est terminé », alors que les deux groupes chantent respectivement We built this city on rock’n’roll de Jefferson Starship et We’re not gonna take it anymore de Twisted Sister (extrait de 1h43min à 1h44min20).
Si l’on compare les films aux séries télévisées, avec l’idée que les films auraient peut-être plus de budget et plus de temps pour s’occuper de la traduction des chansons, les constatations ne sont pas très différentes. Les films sont répartis à parts égales entre ceux où les chansons ne sont pas traduites (dont la comédie musicale Into the Woods, qui comprend pourtant 19 chansons qui composent 35 % du film), ceux où les dialogues sont doublés et les chansons sous-titrées (notamment Les Misérables, une comédie musicale originellement écrite en français) et ceux où le film entier a été doublé (notons que des trois films de cette catégorie, seul Beauty and the Beast est une comédie musicale; Lord of the Rings et Pirates of the Caribbean sont deux cas distincts). Du côté des séries télévisées, dans quatre cas, les chansons ne sont pas traduites, dans deux, elles sont doublées (chansons originales dans les deux cas) et dans trois, elles sont sous-titrées.
Somme toute, on constate que l’absence de traduction est récurrente (7 cas sur 18) et qu’elle est systématique dans le cadre de chansons préexistantes. Or, combien de spectateurs seront capables de comprendre les paroles chantées dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle?
De plus, ces constatations ne tiennent pas compte du fait que l’absence d’harmonisation des voix (entre le dialogue doublé et la voix originale de l’acteur qui chante) peut être surprenante à l’oreille des spectateurs et, en conjonction avec la présence de deux langues au cours d’une même séquence, met la traduction au premier plan, ce que le doublage, contrairement au sous-titrage, ne permet généralement pas.
Si nous ajoutons à cela que de nombreux cinéphiles et téléspectateurs affichent de plus en plus souvent les sous-titres même dans leur langue maternelle5, il semble qu’il serait temps de traduire plus que les dialogues, une tendance que Netflix semble adopter puisque la chaîne sous-titre, en version originale anglaise à tout le moins, les chansons diffusées en toile de fond des séries et des films.
Valérie Florentin est chargée de cours à York University, campus de Glendon, et traductrice autonome. Depuis 2010, elle s’intéresse à la traduction audiovisuelle, et plus particulièrement au sous-titrage. Ses recherches portent sur les conditions de travail et sur la formation des traducteurs, sur les variétés de français observées dans les sous-titres et sur les applications pédagogiques du sous-titrage.
1. Le corpus sélectionné est la version francophone diffusée (cinéma ou télévision, qui peut différer de la version disponible sur DVD ou Netflix).
2. Pirates of the Caribbean: At World's End, Burlesque, Les Misérables, The Hobbit: An Unexpected Journey, Into the Woods, La La Land, Beauty and the Beast, Buffy The Vampire Slayer: Once More, with Feeling, Scrubs: My Musical, How I Met Your Mother: Girls Versus Suits, Community: Regional Holiday Music, Crazy Ex-Girlfriend: "Josh Just Happens to Live Here!", Once Upon a Time: The Song in your Heart, The Flash: Duet.
3. Burlesque et The Flash: Duet. Note : The Flash: Duet contient un mélange de chansons originales et de reprises de chansons bien connues.
4. Mamma Mia, Rock of Ages, Glee: Ballad, Grey’s Anatomy: Song Beneath the Song, The Flash: Duet. Rappel : The Flash: Duet contient un mélange de chansons originales et de reprises de chansons bien connues.
5. Voir notamment les articles de Lance Ulanoff paru le 17 janvier 2019 : https://onezero.medium.com/why-gen-z-loves-closed-captioning-ec4e44b8d02f et celui de Alice Huot paru le 8 février 2019 : https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/usages-par-generation/les-jeunes-regardent-netflix-avec-des-sous-titres-et-ils-ont-raison/