Devant la montée inexorable d’un à peu près médiocre, les traducteurs consciencieux sont invités au dépassement, à la recherche d’excellence. Ils puiseront aux sources du plaisir d’écrire pour se redéfinir comme artisans du langage et défenseurs de la qualité.
Dans un univers où la cadence s’accélère, où de brefs contenus éphémères se multiplient, y a-t-il encore lieu, pour le traducteur, de s’échiner à polir et repolir des textes qui, somme toute, tomberont bien vite dans l’oubli? Le lecteur verra-t-il vraiment la différence entre une communication jugée impeccable par un rédacteur émérite et perfectionniste, et une autre, bâclée, mais qui respecte dans l’ensemble les normes de qualité courantes – surtout si ce lecteur n’est pas initié aux obscurs raffinements que s’acharnent à défendre les langagiers pointilleux?
C’est ici que se pose le problème de l’évaluation de la qualité. Revient-elle au traducteur-réviseur ou à son client, à son lecteur en somme? Serait-ce un faux débat? Pour les langagiers d’aujourd’hui, ces questions se précisent, car la pression du marché amène un nivellement par le bas. Trop souvent, les textes sont produits en accéléré. Les étapes de révision, puis de contrôle de qualité, sont réduites à leur plus simple expression, voire sautées. Rentabilité d’abord.
En clair, le temps manque, le rythme est soutenu, les tarifs baissent, les salaires stagnent. Le traducteur, qu’il soit indépendant ou salarié, travaille parfois seul, en vase clos. Il lui arrive d’avoir à traiter des îlots de nouveaux textes noyés dans un océan de contenus recyclés tirés de bitextes (mémoires de traduction) de qualité inégale. Tant et si bien que le produit final, composé à l’emporte-pièce, peut laisser à désirer.
Certes, pour le commun des mortels, qui ne repère que certaines fautes évidentes – un mot absent au milieu d’une phrase, une erreur d’accord lourde, une rupture de continuité qui crève les yeux –, il n’y aura probablement rien à redire. En revanche, pour un professionnel langagier, et surtout, pour un traducteur-réviseur, de multiples irritants et accrocs seront visibles : anglicisme passé dans l’usage mais décrié, incohérence, cooccurrent erroné, manque de concision, maladresse. Certains textes sont si médiocres, boiteux, boursouflés, disgracieux. Les pauvres. Difformes! Oui, mais à qui la faute?
Réfléchissons : Qui donc a raison? Les plus obstinés, les perfectionnistes à tout crin, qui, infatigables, souscrivent mordicus à des normes de qualité surannées, voire exagérées? Versent-ils tête baissée dans un rigorisme outrancier, aveugles mais ardents défenseurs d’une tour d’ivoire, au pied de laquelle se massent les béotiens, munis de béliers et de catapultes, donnant l’assaut avec vigueur, et menaçant de faire choir tout ce bel édifice de raffinement fragile? Peut-être.
Pour qui les langagiers s’acharnent-ils à viser une qualité supérieure et à refuser le compromis qui, à leurs yeux, tourne vite à la compromission? Est-ce pour leurs clients? Bien sûr. Est-ce pour l’ensemble du lectorat? Aussi.
Les traducteurs sont, dans l’âme, des amoureux de la langue, de ses détours, de ses caprices. Ils souhaitent qu’elle respire, qu’elle s’épanouisse, qu’elle brille. Pourquoi? Pour éblouir le lecteur, le persuader, le charmer, lui faire oublier l’origine du texte qu’il a sous les yeux, et le convaincre que la musique qui s’en dégage est bien celle du français, et non de la langue de départ (parfois émaillée de fausses notes).
Et pour qui d’autre les langagiers déploient-ils leurs efforts et s’imposent-ils ce labeur exigeant? Pour eux-mêmes et pour leurs collègues. Il faut voir les choses en face : comme traducteurs, réviseurs, auteurs, relecteurs, correcteurs, si nous cherchons le mot juste, une tournure hardie mais vivante, si nous plongeons au fond du texte pour l’enrichir, si au contraire, nous en implicitons les évidences, si nous voulons lui donner du corps, du naturel, du rythme, c’est pour nous et pour tous les énergumènes de notre espèce, ces passionnés, ces amoureux, ces maniaques (textuels), fous à lier selon certains, qui s’émerveillent quand résonne une expression bien frappée, s’extasient dès qu’un mot-clé condense une périphrase, frémissent de bonheur devant un anglicisme retors débusqué in extremis.
Certes, le métier s’exerce dans des conditions parfois difficiles, contraignantes, voire implacables. Oserons-nous la litanie? Sous-traitance, tarifs ingrats, impératifs de production, interfaces déroutantes, urgences, reprise obligatoire de traductions précédentes médiocres, voire erronées, silence obstiné du client ou du demandeur devant des questions pourtant légitimes.
Et on peut déplorer que nombre de traducteurs aient été relégués sans ménagement à des fonctions de techniciens de la langue, qui font défiler des contenus fragmentaires les uns à la suite des autres, le plus vite possible, dans un souci d’efficacité et de rentabilité. On leur a rogné les ailes, on les a mis en cage. Mais ils rêvent pour la plupart de prendre leur envol.
Quelques-uns, prédisposés sans doute à une écriture plus littéraire, trépignent d’impatience à l’idée de pouvoir rédiger avec fluidité et grâce des textes où une certaine latitude d’adaptation est autorisée, voire exigée. D’autres, habiles adeptes des traductions techniques, prennent un plaisir fou à travailler la précision, la concision et la rigueur, à rectifier les erreurs factuelles de l’original, à clarifier discrètement les propos confus de l’auteur, à devenir de vrais experts d’un domaine en particulier. Traducteurs, traductrices, vous rêvez tous d’excellence.
Cela dit, il faut rester conscient que la qualité se définit aussi par les besoins du client et des futurs lecteurs. Elle sera modulée par divers facteurs : la durée de vie du message, sa fonction, son rayonnement, les attentes de son lectorat. Le traducteur – plein de bonne volonté, certes – qui désarçonne inutilement le client, qui refuse tout compromis, qui s’enferre dans des arguties, qui retarde des dossiers pour des vétilles, qui nuit à l’image de la profession par son intransigeance et son manque de pragmatisme fait fausse route. Il aura avantage à revoir ses positions pour tâcher d’en arriver à un juste équilibre.
Traduire n’a guère d’intérêt s’il s’agit de poser aveuglément, comme des dominos à apparier, des syntagmes et des fragments les uns à la suite des autres, sans recourir à une réflexion de fond à la fois sur les éléments constitutifs d’une phrase, mais aussi sur l’agencement et la logique du paragraphe, puis du texte au complet, compte tenu de la situation de communication vue dans son ensemble.
Et au-delà de la forme, il y a le fond. Le traducteur souhaite être mandaté comme professionnel de confiance, qui réfléchit en profondeur, chargé d’intervenir comme véritable spécialiste et communicateur, et non comme exécutant subalterne. Sinon, comment réussira-t-il à passer les trois quarts de sa vie à aligner des phrases comme un robot? Pour bien des traducteurs, l’aspiration à un idéal reste une planche de salut, afin d’enrichir une activité qui par définition est celle de la redite.
Alors, ensemble, trouvons un juste milieu : valorisons le souci d’excellence, refusons la médiocrité, mais gardons-nous de sombrer dans le perfectionnisme abusif. Irréductibles, résistons encore et toujours : « Good enough is just not good enough. »
Traducteur-réviseur à CPA Canada, Marc Lambert intervient aussi comme formateur (Magistrad) et conférencier (colloques On traduit à…). Il a exercé le métier en services linguistiques, en agence de traduction et comme indépendant.