Productivité, rentabilité, satisfaction du personnel et relations avec la direction. Comment un gestionnaire de service de traduction réussit-il à concilier des impératifs parfois inconciliables? Livrant le fruit de trente ans de carrière consacrés à la gestion de la fonction traduction, Betty Cohen, Associée, Services linguistiques, PwC, aborde certains de ces enjeux.
Circuit : Vous êtes gestionnaire des Services linguistiques du cabinet comptable PwC. Votre structure est, en quelque sorte, un hybride, puisque vous avez des clients externes et internes. Expliquez-nous.
Betty Cohen : Effectivement, les services de traduction des cabinets comptables et des cabinets d’avocats desservent généralement les clients de leur cabinet – essentiellement pour la traduction des documents réglementés – et assurent la traduction interne pour le cabinet lui-même. À ce titre, ils doivent souvent composer avec les impératifs de productivité et les délais d’un cabinet de traduction et les lourdeurs administratives des grandes entreprises. Mais il y a heureusement des avantages.
Circuit : Parlons de productivité justement. Comment peut-on la mesurer aujourd’hui?
B. C. : Le temps des 1 500 mots à 2 000 mots par jour est révolu depuis l’avènement des mémoires de traduction. Il est très difficile maintenant de déterminer où commencent et où s’arrêtent les 2 000 mots. Si on demande un travail de professionnel, et non un travail qui consiste à « boucher les trous », il faut laisser le temps au traducteur de le faire. Par conséquent, il faut trouver une formule de pondération qui permette de tenir compte des répétitions ou mesurer la productivité autrement. Les cabinets de services professionnels la mesurent souvent par le nombre d’heures facturables, mais cela ne donne pas une idée claire de la productivité d’une personne par rapport à une autre. Or une gestion équitable exige, à mon avis, que l’on établisse une référence, sans quoi il est très difficile, ensuite, d’évaluer le personnel de façon objective.
Cela dit, les délais extrêmement courts que l’on nous impose aujourd’hui font souvent exploser ces normes de productivité. Donc il faut vraiment les utiliser avec un grain de sel quand on évalue un traducteur. Ramener la performance d’un employé à sa seule productivité est bien sûr très réducteur. Et je dis bien « performance », au risque de me faire reprocher le calque. J’ai horreur de l’expression « évaluation du rendement », car elle est, justement, réductrice. Je préfère la notion de performance, comme la performance d’un sportif. C’est la productivité, certes, mais c’est aussi l’esprit d’équipe, la disponibilité, les relations avec les collègues, la participation à l’enrichissement des bases terminologiques, etc., tout ce qui fait qu’une équipe travaille avec efficacité et harmonie.
Circuit : Et comment former une telle équipe?
B. C. : Tout d’abord en offrant les conditions de travail les plus favorables possible dans les circonstances. Je dis dans les circonstances parce que tout le monde n’a pas la même situation, ni les mêmes moyens. Quand on travaille dans une grande entreprise, les avantages sont plus nombreux, les accommodements plus faciles. Mon employeur, par exemple, promeut beaucoup la conciliation travail-famille et offre, par conséquent, divers moyens de travailler à distance, notamment par des technologies assez pointues qui permettent de reconstituer virtuellement son bureau où que l’on soit, téléphone compris. Le télétravail est largement accepté et mon équipe peut facilement s’en prévaloir puisque notre métier s’y prête très bien. Lorsque les heures se prolongent et qu’il faut penser aux enfants, aux devoirs, etc., c’est une avenue qui peut être très pratique. Le revers de la médaille est que l’on a toujours un fil à la patte, mais à nous de gérer.
Ensuite, il y a la responsabilisation – ou ce que l’on appelle en anglais « empowerment ». Je crois personnellement que plus on fait confiance aux gens en les laissant gérer leur temps et leurs tâches eux-mêmes, meilleurs sont les résultats. J’estime que notre travail est suffisamment exigeant et contraignant et qu’il est inutile, de ce fait, d’ajouter des contrôles pouvant être perçus comme du maternage ou, pire, de la suspicion. L’important est que le travail soit bien fait, dans les temps, et que le client soit satisfait. Cela suppose bien sûr un certain degré d’autonomie et d’initiative de la part des traducteurs et réviseurs. Ce sont les qualités que l’on recherche à l’embauche.
Enfin, il faut maintenir une atmosphère d’ouverture, dans laquelle prévalent l’écoute et la transparence. Une bonne écoute permet de déceler rapidement les irritants et de les éliminer, soit en réglant le problème, soit en expliquant clairement la situation. La transparence consiste à expliquer les contraintes de la gestion et à faire participer l’équipe aux décisions dans toute la mesure du possible, le principe étant que lorsque l’on est consulté pour une décision, on est plus enclin à l’accepter.
Circuit : J’imagine que tout ne marche pas toujours aussi rondement?
B. C. : Non, bien sûr. La gestion de personnel est une science inexacte qui demande une attention de tous les instants et une grande patience. Et malheureusement, rien ne nous y prépare dans nos formations! Ni nous, ni les autres professionnels d’ailleurs. Ce n’est pas pour rien que HEC Montréal offre un cours intitulé « Le professionnel en situation de gestion ». Cette formation m’a appris à déculpabiliser d’avoir toujours envie de me réfugier dans la traduction et la révision – et donc de réenfiler mes pantoufles – au lieu de me consacrer à mes tâches de gestionnaire. C’est une réaction tout à fait normale, paraît-il. Cela m’a rassurée!
Circuit : Et en quoi consistent les tâches de gestionnaire de service dans une grande entreprise?
B. C. : En deux mots, je dirais qu’elles consistent à satisfaire la direction, ou à gérer ses attentes, tout en assurant le bien-être de son personnel et la rentabilité globale. Autant dire que l’on se retrouve souvent entre l’arbre et l’écorce.
À cela s’ajoute la promotion des services, quand ce n’est pas leur protection. Là intervient la différence entre un service comme le mien, qui est un centre de profit, et un service classique de grande entreprise, qui est généralement un centre de coût. Lorsque l’on rapporte de l’argent, les choses sont un peu plus faciles. Cela dit, le contrôle des coûts est toujours le nerf de la guerre. Et la tentation est grande, chez nos clients externes comme internes, de céder au chant des sirènes de la traduction bon marché.
Circuit : Que répondre en effet à un client qui dit qu’il a trouvé moins cher?
B. C. : Personnellement, j’ai un clou sur lequel je tape depuis plusieurs années : c’est le risque. J’explique que le fournisseur à bas prix n’a peut-être pas toutes les compétences requises et je pousse parfois même l’audace jusqu’à conseiller au client de poser des questions précises pour s’assurer de la qualité de son fournisseur miracle. Je mets en garde contre le risque financier en cas d’erreur importante, le risque de réputation en cas de mauvaise qualité de langue, de terminologie, etc. Je fais valoir que le document a autant de valeur en langue source qu’en langue cible pour le lecteur et que la traduction doit, par conséquent, faire l’objet de la même attention que l’original. Bref, j’essaie de me poser en professionnelle qui défend les intérêts de son client, comme le font mes collègues comptables. Cela ne marche pas toujours, mais il ne faut pas baisser les bras.
Malheureusement, nous ne sommes pas non plus formés à cela. La promotion du rôle de conseil par l’OTTIAQ est un pas dans la bonne direction. Mais cela ne se fera pas du jour au lendemain. Nous devons d’abord apprendre à nous mettre à la place de nos clients. Trop souvent, nous les amenons sur des problèmes de qualité de la langue, alors que leurs préoccupations sont bien loin de cela. Souvent, nous nous préoccupons d’une majuscule ou d’une virgule mal placée (je caricature, bien sûr), alors qu’eux font face à des impératifs beaucoup plus cruciaux que nous ne comprenons simplement pas parce que nous n’évoluons pas dans le même milieu. Du coup, nous perdons parfois notre crédibilité.
À mon avis, ce n’est pas de qualité de langue qu’il faut parler, mais bien d’exactitude du message. Parce que l’exactitude du message permet de gérer le risque d’erreur, et donc le risque de réputation. (Je me rappelle avoir répondu un jour à un client qui ne voulait pas me donner une explication que c’était son nom et non le mien qui apparaîtrait sur le français et que, par conséquent, mon erreur serait la sienne. Il s’est exécuté sur-le-champ.) Une fois cette notion d’exactitude acceptée, on peut introduire la qualité du français en parlant de l’image de l’entreprise. L’important est de toujours parler leur langue, défendre leurs intérêts et leur montrer que nous sommes un professionnel à leur service. À nous d’acquérir ce sens des affaires qui nous permettra d’entrer dans leur monde et de mieux le comprendre pour finir par en faire partie. Ce n’est qu’ainsi que nous obtiendrons leur respect et leur considération. En fait, il faut donner avant de recevoir.