Traduire en contexte
Par Caroline Coicou Mangerel
Chez qui traduisons-nous? Luba Markovskaia, directrice du dossier « Traduire en contexte » de la revue québécoise Spirale – Arts, lettres et sciences humaines, propose dans ce numéro thématique des textes de genres divers qui s’articulent autour du contexte – le « nerf de la guerre » – mais aussi de la notion de visibilité. Cette dernière, très dominante dans les théories de la traduction au moins depuis le célèbre ouvrage de Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility (1995), a acquis récemment une pertinence nouvelle dans la conjoncture décoloniale et se décline sous de nouveaux enjeux éthiques et sociaux alors même que la critique de l’appropriation culturelle, et de tout ce qui pourrait lui ressembler, occupe une place importante dans l’espace médiatique. Ainsi, plutôt que de demander qui ou pour qui nous traduisons, les collaborateurs et collaboratrices – des personnes qui pratiquent la traduction plutôt que des universitaires qui l’étudient – se concentrent sur l’espace, géographique, mental ou conceptuel, dans lequel le travail de traduction se déploie et sur le lieu que nous habitons quand nous traduisons.
En couverture du magazine, une photo montre une bouche immobilisée par un carcan d’acier autour de la langue. Tirée d’une œuvre multimédia de Marie-Michelle Deschamps intitulée Mouthpiece, elle illustre par une interprétation littérale la difficulté de s’exprimer. Dans le dossier, Katrie Chagnon présente, en accompagnement d’une série de photos, la pratique de l’artiste québécoise multidisciplinaire, qui se base sur l’épreuve vécue consistant à se heurter aux limites de sa propre langue.
Dans le cadre de la traduction au Canada, Arianne Des Rochers explore, dans « No ethical translation on stolen lands? Réflexions inachevées sur la traduction des littératures autochtones », la possibilité et l’opportunité de traduire les littératures autochtones alors que Sonya Malaborza montre sa pratique de traductrice en milieu bilingue acadien dans « La traduction comme lagniappe ». La première envisage la portée éthique de la démarche alors que la deuxième interroge son rôle dans la chaîne du livre et souligne la nécessité d’une adaptation minutieuse dans sa position si particulière, exemples à l’appui.
Seule dans sa catégorie, Lula Carballo raconte dans « L’école du réel » son expérience d’interprète pour des personnes et des familles demandeuses d’asile. Son texte puissant, imprégné d’une émotion palpable, témoigne de son parcours professionnel mais aussi de sa propre utilité, parfois, et de son impuissance, souvent, devant des situations extraordinaires et malheureusement quotidiennes.
Deux textes abordent la traduction poétique. « Pensée nuit tranquille » de Gillian Sze, traduit par Luba Markovskaia, est un extrait d’un essai autobiographique qui examine la relation de l’écrivaine canadienne d’origine chinoise avec ses langues, ses cultures ainsi que la traduction qui l’occupe depuis l’enfance. « Temporalités, tremblements et transformations » est un dialogue entre Erín Moure et Simon Brown, deux poètes dont le travail respectif se nourrit de la traduction. Cet échange porte sur l’effet de l’acte de traduire sur la conscience et le corps, tout en vibration et en tremblement; les fréquences et les sons de la langue et de l’écriture, indispensables pour la poésie.
Deux comptes rendus abordent le thème de la traduction féministe. Dans le premier, « Dans le labo collectif de la tradaptation », Jeannot Clair décrit en détail l’ouvrage de Noémie Grunenwald intitulé Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s (2021). On y découvre une traductrice profondément engagée, soucieuse de produire des textes « démasculinisés » ou épicènes, originale dans sa recherche terminologique et passionnée par l’idée de faire découvrir à un lectorat francophone des autrices féministes méconnues. Le deuxième compte rendu, « La constellation Lori Saint-Martin », est un prétexte que prend Sherry Simon pour rendre hommage à Lori Saint-Martin. Elle y recense le dernier ouvrage de la regrettée chercheuse et traductrice, Un bien nécessaire. Éloge de la traduction littéraire (2022), en le situant dans le contexte actuel de migrations internationales, de fragilisation des langues mineures et de montée de l’intelligence artificielle. Sherry Simon souligne aussi la remarquable aventure identitaire que constitue le fait de « changer de langue » et dont Lori Saint-Martin, l’ayant pratiqué avec enthousiasme, expliquait les tenants et aboutissants dans Pour qui je me prends (2020), son ouvrage précédent. Elle conclut en rappelant le plaisir que tirait Lori Saint-Martin des images qui décrivent la traduction, du passage au voyage, et sa grande favorite : la ruche qui, avec la « pollinisation croisée » du travail des traducteurs et des traductrices, fait résonner « les voix bourdonnantes de l’immense et foisonnante […] Babel ».
Spirale, no 284, automne 2023. Dossier « La traduction en contexte ».
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