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Le pavé dans la mare

Eve Renaud, traductrice agréée

« Tous ces animaux qui volent, qui rampent, qui marchent
Noé les avait dans ses poches », a dit jadis mon jeune frère.

Bien sûr, il fallait que ça rime et c’était donc son arche et non ses poches, dans cette récitation que le gamin tentait péniblement de déclamer devant notre mère. Récitation, déclamer… Des mots qui situent l’événement à environ deux jours après le déluge. Mon cadet en était à sa troisième prestation devant son juge. Il ratait toujours un passage, jamais le même. J’entendais ses vaines tentatives depuis ma chambre et je souffrais pour lui, mais allez savoir pourquoi, cette troisième fois, j’ai pensé « Noé les avait dans ses poches ». Hélas, j’ai pensé trop fort. Je ne sais plus si j’ai été plus horrifiée qu’ébahie d’entendre mon frère tomber dans ce piège muet que je ne lui tendais même pas.

Si je vous raconte tout ça, c’est que ce matin, quand je l’ai ouvert, mon Robert électronique m’a aimablement rappelé qu’à la dernière consultation, je l’avais interrogé sur le mot déluge. Pour la traduction en cours, j’ourdissais en effet un « déluge d’injures », mais j’hésitais entre ça et « full injures ». De là ma réminiscence de cet épisode vétérotestamentaire et vestimentaire méconnu de la vie de Noé.

Cela dit, j’aime que Robert me rappelle notre dernier dialogue en date. Je lui prête une voix patiente de préposé de maison de retraite : « Vous voyez, Madame Renaud? Je me souviens que vous aimez le mot boustrophédon. Vous avez raison, il est magnifique. » Ou « Non, canardière ne veut pas dire ce que vous pensiez. Allons, calmez-vous. J’appelle le docteur. » Je préfère nettement cette attitude à celle du cousin bilingue qui, sans doute sous l’influence de Mr. Collins, m’assure à perpète être welcome. Pannes récurrentes, clics intempestifs sur le traître petit x de l’onglet, réouverture après cinq minutes ou trois mois, peu importe : inévitablement, le Grand Robert & Collins me serine son jovial Welcome! Déplorable. C’est vrai, quoi, si on en est réduit à consulter un dictionnaire bilingue, c’est qu’on est en période de fragilité. On le fait en catimini, comme l’alcoolique qui prétexte le besoin d’un tournevis pour aller siffler deux ou trois rasades dans son appentis. On n’est pas prêt au Welcome! / Bonjour Eve!

Où en ét… ah oui! canardière. J’ai cherché ce mot dans le Robert puisque je me suis retrouvée, il y a peu, signataire d’un bail de location d’un cèdre ornemental avec une femelle colvert. J’ai pris la susdite sous mon aile, tandis que mon cèdre la prenait, elle et ses œufs, sous ses branches. Je me voyais déjà marraine, même si un mois de couvaison sans assaut de chat errant, de laveur de carreaux, de témoins de Jéhovah et de démarcheurs de tout poil, puis un kilomètre pour emmener la nichée au point d’eau le plus proche, c’était pas gagné!

J’ai exposé mes soucis dans mon journal, sur ce site en pleine tourmente et, non, je n’ai pas eu de courriel russe, mais une amie m’a demandé si Annette (la canette locataire) caquetait, claquetait ou gloussait. J’en ai perdu le sommeil. Rien de précis sur Internet au sujet des colverts, mais on y voit que le canard en général cancane, nasille ou nasillonne. J’étais prête à abdiquer mon rôle : Annette jamais ne pipait mot. Peut-on prétendre au titre de marraine quand on ne sait pas si sa pupille nasillonne ou cancane?

Ç’aurait pu être pire : la poule, dit-on, claquette avant de pondre, caquette quand elle pond, clousse quand elle couve, cloque quand elle parle à ses poussins dans les œufs, crételle après la ponte et glousse quand elle appelle ses poussins1! Mais qui donc a pu – et surtout comment – établir une nomenclature pareille?

Bon, moi, je voulais faire plus simple et je cherchais une manière bien précise de désigner le nid d’Annette. J’ai pensé canardière. Une frayère, par exemple, c’est l’endroit où les poissons déposent leurs œufs. Une cartouchière, c’est un truc rempli de cartouches. Une gibecière, c’est où on met le gibier… Tendance lourde de conséquences! Une canardière, c’est soit « un lieu disposé pour la chasse au canard », soit un « long fusil pour tirer les canards sauvages ».

J’ai voulu partager mes découvertes avec Annette. Vous pensez bien, ça l’a effrayée et je ne l’ai plus revue. Adieu veau, vache, cochon et, surtout, couvée!

Voilà un mot bien cher payé.


https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_cris_d%27animaux


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