Gérard Kikoïne est considéré comme le maître du cinéma érotique et pornographique français. Ses « films d’amour », comme il se plaît lui-même à les nommer, ont marqué l’imaginaire du genre, s’élevant au rang d’œuvres canoniques de la pornographie française. Bref survol d’une pratique qui a contribué à définir un type de cinéma.
Gérard Kikoïne entreprend sa carrière dans les années 1960 comme stagiaire puis monteur-son au sein de l’entreprise de doublage de son père, Léon Kikoine. Celle-ci s’occupait des versions françaises de films provenant entre autres de l’Italie et des États-Unis. Certains de ces doublages ont été distribués au Québec. Il a été monteur-son ou responsable du doublage de plus de 200 films traditionnels et pornographiques. À titre de réalisateur, il a tourné son premier long métrage en 1974 : L’Amour à la bouche. Il se consacre à la fin des années 1980 à la télévision et au cinéma traditionnel. C’est en 2016 qu’il publie le Kikobook, où il revient de manière ludique sur ses souvenirs de tournage, de Parties Fines (1977) à Lady Libertine (1984), évoquant au passage les coulisses de la production.
Circuit : Comment se déroulait une séance de doublage de film érotique ou pornographique?
Gérard Kikoïne : La copie originale du long métrage arrivait du distributeur français avec les bandes internationales : le son, la musique, etc. La version internationale était celle que l’on contrôlait et parfois elle n’était pas synchrone avec l’originale. Il arrivait parfois que je fasse tout le son, par exemple pour les longs métrages de Jess Franco qui venaient d’Espagne2. Je recevais la copie de montage sans son et puis je recevais un soi-disant scénario – en fait, il y avait quatre pages – et nous devions nous débrouiller avec ça. J’engageais des adaptatrices ou des adaptateurs, soit des professionnels qui refaisaient des dialogues en fonction de l’original. Il fallait quand même que ce soit réfléchi parce qu’en doublage il faut tenir compte des labiales – les M, P, et B, les seules fois où les lèvres sont fermées –, des demi-labiales, etc. Pour les films de Franco, nous inventions les dialogues selon les images. Les adaptateurs et moi réécrivions en fonction de ce que nous pensions être l’histoire.
C. : Vous aviez donc une grande autonomie pour le choix du vocabulaire et tout ce qui était lié à la « performance » sonore?
G. K. : Oui, le producteur m’apportait le film et il me faisait confiance. Les films pornographiques passaient dans des salles de cinéma spécialisées à l’époque, alors personne ne se souciait vraiment du résultat. Nous avons commencé à être plus surveillés lorsque le cinéma pour adultes a fait son apparition à la télévision. Avant, on pouvait se permettre de faire ce qu’on voulait. Avec mon équipe de comédiens de doublage, qui était toujours la même, on improvisait souvent et pendant les scènes d’amour, quand on ne voyait pas la bouche du comédien ou de la comédienne à l’écran, là on délirait. C’est ça qui était drôle.
C. : Donc, le texte doublé était complètement différent de l’original…
G. K. : Oui et non. En fait, on respectait le scénario… quand il y en avait un! L’un des premiers films de Franco, Les Démons (1973), avait un scénario, que j’ai respecté à la lettre. Mais pour Maciste contre la reine des Amazones (1973), par exemple, je n’avais que deux pages et le film faisait quand même neuf bobines!
C. : Qui traduisait les dialogues? Étaient-ce les adaptateurs qui faisaient les bandes rythmo?
G. K. : Les adaptateurs préparaient les textes et je dirigeais en studio. Quand un adaptateur avait fait la première bande écrite, on projetait le film sur un petit écran et on revoyait ce qu’il avait fait. Parfois, on modifiait son travail parce que ça ne nous plaisait pas ou que ce n’était pas tout à fait synchrone. Pendant cette étape de vérification, l’adaptateur était derrière la machine et rectifiait, gommait sur la bande mère – celle sur laquelle il avait travaillé –, en direct. Une fois approuvée, la bande mère était recopiée à l’encre de chine sur une bande rythmo. C’était très professionnel parce qu’autrement, ça aurait été une catastrophe. On avait peu de temps, beaucoup moins que pour un film traditionnel. Par exemple, pour un film hardcore, nous avions deux jours pour cinq bobines au minimum, post-synchro incluse. Pour un film traditionnel, le temps moyen était de quatre jours et la post-synchro prenait deux jours.
Les adaptateurs et les adaptatrices venaient du cinéma traditionnel. Je choisissais des personnes qui avaient un bon sens de l’humour, mais parfois ils n’osaient pas aller aussi loin que nous le souhaitions. Alors, nous en rajoutions. Je faisais changer les mots pour être plus cru, plus drôle. Au lieu de dire bite, on disait tobe. Ça paraît idiot, mais à l’époque c’était énorme. On ne disait pas je vais t’enculer, mais je vais passer par la porte de derrière. On essayait d’avoir un langage fleuri et métaphorique, d’être inventif avec la langue. Il fallait que ça nous fasse rire, et à partir du moment où nous ça nous faisait rire, c’était bien. On pouvait faire ce qu’on voulait. On était donc dans la création. La seule chose que je regrette, c’est de ne pas avoir fait une scène d’amour complètement muette. Bref, on expérimentait des trucs en vue de faire des films traditionnels; j’en ai fait après d’ailleurs.
C. : Les performeurs doublaient-ils leur propre voix ou engagiez-vous des comédiens professionnels pour le doublage?
G. K. : Pour mes propres films ou pour certaines productions pornographiques françaises, il m’arrivait de refaire entièrement la bande son. Pour Le Sexe qui parle (Claude Mulot, 1975), par exemple, j’ai fait tout le son, car on tournait à l’italienne, c’est-à-dire sans enregistrement du son en direct sur le tournage. J’avais des bruiteurs, une adaptatrice, etc. Il y avait un scénario, donc les dialogues étaient généralement respectés par les comédiens. Les acteurs pornographiques n’étaient pas de grands comédiens pour ce qui était de la voix et, de surcroît, ils tournaient sans arrêt à cette époque – en France, il se tournait vingt films par mois; je préférais donc tout contrôler. J’avais des comédiens de doublage professionnels. Pour ma part, je tournais presque toujours mes longs métrages à l’italienne. Les autres cinéastes tournaient avec des sons directs parce qu’un doublage, ça coûte quand même cher et, surtout, il faut en connaître la technique. Pratiquement tous les films français étaient tournés en son direct, alors les réalisateurs faisaient des raccords sons. J’étais un des seuls à doubler, à postsynchroniser entièrement mes films avec d’autres comédiens.
C. : Deviez-vous suivre des normes en ce qui avait trait à l’érotisme ou à la pornographie? Le film devait-il obligatoirement être excitant?
G. K. : Non. De mon côté, j’aimais bien qu’il y ait un peu d’humour et que ce ne soit pas que des ah ah ah ah ah ah oui ah oui vas-y vas-y encore ah ah ah. J’aimais bien que ça parle pendant les scènes de sexe. Aujourd’hui, on voit des scènes de plus de 10 minutes où il n’y a que des ah ah ah ah ah ah ah. C’est d’un ennui mortel. Enfin, pour moi. Nous, on montait toujours, il y avait toujours un accident, il y avait toujours un dialogue ou un truc inattendu, voire un son hors champ. On était tellement pris dans notre travail que le côté excitant des choses était paradoxalement secondaire. Ce qu’on faisait, c’était du cinéma : on voulait divertir, accrocher et amuser le spectateur.
1. Entrevue réalisée par Skype le 14 octobre 2017. Les auteurs remercient Cathy Falardeau pour la transcription du verbatim.
2. Né Jesús Franco Manera (1930-2013), il est l’un des cinéastes les plus prolifiques de sa génération avec une feuille de route de plus de 200 longs métrages sous son nom ou sous pseudonyme. Il a touché à presque tous les genres cinématographiques, mais on retient sa contribution au cinéma érotique avec des titres tels que Vampyros Lesbos (1971) et La comtesse aux seins nus (1975).