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La voie électronique vers la valeur saussuréenne des termes des domaines de l’économie

Par Éric Poirier, trad. a.

Dancette, Jeanne (2011). Le DAMT : un dictionnaire électronique trilingue sur la mondialisation, l’économie et le travail, en ligne <http://zedamt.herokuapp.com/>, page consultée le 11 janvier 2015.

Nous avons déjà eu l’occasion dans ces pages d’exprimer tout le bien que nous pensons du Dictionnaire analytique de la distribution de Jeanne Dancette et Christophe Réthoré (Circuit no 71, 2001) et l’intérêt qu’il présente pour la lexicographie bilingue et la traduction. Comme suite à cet ouvrage, et dans le prolongement de ce travail, Jeanne Dancette vient de publier, exclusivement en ligne, le Dictionnaire analytique de la mondialisation et du travail ou le DAMT, un projet qu’elle a entrepris dès 2004. Ce nouvel ouvrage est ambitieux puisqu’il porte sur plusieurs domaines d’application qui débordent des cadres disciplinaires traditionnels et qui comprennent en réalité huit domaines distincts : économie, mondialisation équitable, régulation du travail, organisation de la production, syndicalisme, entreprise multinationale, secteur, travailleur. Tout le contenu (les champs définition, description, relations sémantiques) de l’ouvrage a été confectionné dans trois des quatre langues officielles de l’Amérique, à savoir l’anglais, le français et l’espagnol. Il découle d’une collaboration étroite de l’auteure avec des lexicographes, des spécialistes du domaine, notamment du CRIMT (Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail), des collaborateurs rédactionnels et techniques et des étudiants de l’Université de Montréal et de la Pontificia Universidad Católica du Chili.

Le fil conducteur

Entièrement électronique, le DAMT est un dictionnaire spécialisé multilingue dont les articles se présentent à l’écran comme une fiche terminologique unilingue pour chaque notion et pour chaque langue. Tous les termes synonymes, équivalents et relationnels (un travail colossal ici et le meilleur atout dictionnairique de cet ouvrage) constituent des liens hypertextes que l’on peut consulter en ligne. Ces termes « hypertextuels » renvoient à d’autres fiches dans l’une ou l’autre des trois langues, ce qui donne à l’ouvrage une portée trilingue grâce à une navigation transparente qui permet de passer d’une langue à l’autre. Les fiches sont des mini-articles encyclopédiques rédigés (et non pas traduits) dans les trois langues. Les liens hypertextuels des vedettes, synonymes, équivalents et relations sémantiques permettent la navigation à vue dans le dictionnaire pour passer d’une fiche à une autre dans une autre langue ou pour explorer une relation sémantique particulière dans une même langue. Le tableau présenté ci-dessous illustre deux articles confectionnés en français et en espagnol.

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Remarque de programmation en passant : puisque nous sommes en mode électronique, il n’est pas inutile de signaler une erreur de navigation. Le retour à l’index après consultation d’une fiche à l’aide de la fonction Revenir en arrière du navigateur ne fonctionne pas (avec Google Chrome à tout le moins); on arrive toujours à une page d’erreur. Après avoir créé l’index du domaine de l’économie et ouvert une de ses fiches, il n’est plus possible de revenir à l’index déjà créé. Il faut tout simplement créer à nouveau le même index. Ce petit problème de navigation devrait pouvoir être corrigé assez facilement.

Les électrons libres

Fidèle à l’orientation encyclopédique des coauteurs du dictionnaire analytique précédent, le DAMT recense les principales notions appartenant aux huit domaines. Chaque domaine compte entre huit (le secteur d’activité) et 31 (l’économie) fiches pleines et un nombre environ dix fois plus élevé de fiches moins étoffées qui fournissent tout de même l’information essentielle (comme le domaine, les équivalents, une définition et des relations sémantiques, et minimalement un renvoi à la fiche de l’expression au long dans le cas des acronymes) et qui intègrent même dans certains cas des documents externes (fiche Appel de Bamako par exemple, dans le domaine de l’économie). Comme il se doit en terminologie, la plupart des définitions sont accompagnées de leur source.

Pour en revenir aux huit domaines, il ne fait pas de doute que leur choix a été mûrement réfléchi, et on aurait souhaité en savoir plus sur cette réflexion dans la présentation ou ailleurs puisque la recherche par domaine (fonctionnalité de plus en plus accessible dans les banques de terminologie, notamment dans le GDT, mais toujours absente de TermiumPlus, sauf pour le filtrage des résultats de recherche) n’est possible que dans tous les domaines, ou dans un seul domaine à la fois. On peut ainsi se demander si d’autres domaines seraient envisageables, quels sont les choix qui ont présidé à la sélection de ces domaines et surtout quels sont les critères d’appartenance d’un terme à un domaine particulier (au-delà des évidences). Ces renseignements seraient bien utiles à la consultation, d’autant plus que la décision éditoriale semble avoir été prise de ne traiter les termes que dans un seul domaine, à l’exclusion des autres. Par exemple, télétravail est traité dans le domaine Secteur d’activité (et en toute logique pas dans régulation du travail), mais n’est pas décrit dans le domaine Travailleur (ce qui n’est pas nécessairement le cas de termes plus spécialisés).

Malgré l’absence de renseignements à ce sujet (qui n’empêche pas du reste la consultation ponctuelle du dictionnaire), une des qualités de l’ouvrage est la possibilité pour l’utilisateur de dresser une liste de toutes les fiches d’un domaine, ce qui permet, par exemple, à un traducteur de peaufiner à l’avance les connaissances dont il aura vraisemblablement besoin pour traduire dans un domaine qu’il peut explorer exhaustivement. Bien entendu, toute nomenclature de dictionnaire est imparfaite, et le DAMT ne fait pas exception, d’autant plus qu’il s’agit d’un ouvrage caractérisé davantage par sa méthodologie novatrice que par l’étendue de sa nomenclature, qui est quand même importante. On peut déplorer certaines absences, comme celle des termes demande et offre en économie. Il est vrai que leurs particularismes sont moins sémantiques et davantage syntagmatiques. Autre petite lacune : on ne trouve aucune trace de l’expression coût de renonciation, pourtant très correcte, à l’entrée coût d’opportunité qui est le calque de l’anglais. Même si dans l’usage spécialisé en français le calque semble avoir pris le pas sur la forme correcte, celle-ci mériterait tout de même une mention, de notre point de vue très biaisé de traducteur qui, ayant acquis une connaissance fine des usages, a bien du mal à résister à la tentation de prendre le parti du génie idiosyncratique de sa langue cible.

Points forts

L’ouvrage constitue un thésaurus qui propose ni plus ni moins qu’un vaste réseau de relations sémantiques étiquetées, inspiré de l’école de la lexicologie explicative et combinatoire d’Igor Mel’cuk qui a inspiré la création d’autres ouvrages de grande qualité, accessibles en ligne, que les traducteurs auraient tort de ne pas consulter (comme le DicoInfo, sous la direction de Marie-Claude L’Homme, ouvrage trilingue spécialisé en informatique ou, de la même auteure, le DicoEnviro, quadrilingue, spécialisé en environnement). Profitons de l’occasion pour mentionner le site du groupe de recherche de cette école près de chez nous où on trouvera ces ouvrages et de nombreuses autres ressources.

Pour en revenir au DAMT, le réseau de description fine des acceptions et des relations sémantiques que l’on y trouve n’est pas sans rappeler la sémantique de Saussure et la valeur in abstentia des mots. À l’instar d’une banque de données terminologiques, les relations sémantiques décrites pour chaque notion se veulent exhaustives et comprennent 19 types de relations différentes énumérées dans le tableau ci-après.

liste relations semantiques

Même si les relations syntagmatiques utilisées dans l’ouvrage restent minimales, rien n’empêcherait de poursuivre le travail et d’ajouter ici, lorsque nécessaire, d’autres relations comme les cooccurrents usuels et les tours phraséologiques, ce qui bonifierait aussi l’utilité de l’ouvrage en traduction et en rédaction.

En conclusion, cet ouvrage mérite de figurer en bonne place dans les signets des traducteurs généralistes et spécialistes de la traduction économique et commerciale de même qu’en traduction juridique. L’enseignant en traduction économique, commerciale et financière ainsi que ses étudiants y trouveront aussi leur compte. Un peu plus de 100 ans après Saussure, voilà un ouvrage qui exploite bien concrètement la valeur sémantique des termes dans un contexte trilingue.

Éric Poirier est professeur de traduction économique et financière à l’Université du Québec à Trois-Rivières.


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