Alors que pour plusieurs le début de la pandémie de COVID-19 et le confinement qui s’en est suivi soulignaient la découverte de nouveaux passe-temps, pour moi il s’agissait d’un moment marquant où j’ai pu constater les limites du bilinguisme officiel canadien en temps réel. Il m’importait d’étudier la traduction pendant la crise sanitaire au Manitoba1 : l’objectif était à la fois de me sentir moins impuissante face à la crise, mais aussi de mettre à profit la traductologie pour le bien collectif. En étudiant les différentes approches prises pour assurer la diffusion bilingue et multilingue de certains renseignements liés à la santé publique et à la pandémie, notamment au Manitoba, je me suis dit qu’on pourrait apprendre pour à l’avenir réorienter le tir. En effet, lors d’une crise, et surtout lors d’une crise où il est question de contagion, l’absence d’une stratégie de communication multilingue aux différents paliers de gouvernement et au sein des entreprises peut non seulement créer une asymétrie dans la population quant à l’accès à l’information, mais peut aussi avoir pour conséquence un certain nombre de décès. Ce fut le cas, notamment, à l’usine de transformation de la viande Cargill High-River, en Alberta, où le manque de renseignements diffusés dans des langues autres que l’anglais et le français a eu pour effet de contribuer à l’une des plus grandes éclosions de COVID-19 au pays en avril 20202. Les effets de la « non-traduction » sont donc réels et peuvent être délétères. Que peut-on conclure de l’impact social de la pandémie et comment peut-on améliorer nos lignes directrices, nos meilleures pratiques et nos lois en matière de communication multilingue afin de mieux refléter les nouvelles réalités et de mieux répondre aux nouveaux défis dans un pays qui voit son profil démolinguistique évoluer au rythme des flux migratoires et qui cherche à redresser les erreurs du passé?
Avant tout, il est rassurant de constater que le français à l’extérieur du Québec gagne un peu de terrain. À titre d’exemple, désormais, au Manitoba, tous les tribunaux judiciaires exigent la citation bilingue des lois (anglais et français), une « victoire » selon l’Association des juristes d’expression française du Manitoba (AJEFM)3 et l’occasion de « normaliser l’usage du français » dans la province4. Évidemment, cela ne suffit pas pour promouvoir le français, en assurer l’usage, et le protéger à l’échelle de la province, mais cela constitue déjà un gain pour les droits linguistiques des francophones qui y résident. Évidemment, pour assurer la diffusion bilingue des lois et l’offre de services juridiques en français, il faut une main-d’œuvre professionnelle bien outillée. Or, un pourcentage des juristes d’expression française se trouvent à l’aube de la retraite et la formation d’une relève devient de plus en plus essentielle. Alors que certaines Écoles de traduction au pays réfléchissent à la manière de réaménager leurs programmes pour notamment faire face à l’intelligence artificielle et au recours à la traduction automatique par le grand public, l’École de traduction de l'Université de Saint-Boniface souhaite de son côté répondre au besoin de formation de cette relève et permettre aux personnes déjà en exercice de se perfectionner. S’il est vrai que la traduction automatique peut répondre à certains besoins, il demeure que le milieu juridique est particulier et l’apport humain demeure indispensable.
Un autre constat qui découle des réflexions entamées pendant la pandémie est l’importance de la traduction humaine et humanisante. En effet, une partie de ma recherche a montré à quel point la traduction et l’interprétation communautaires et bénévoles ont été indispensables pour certains groupes. Certes, l’intelligence artificielle et la traduction automatique peuvent combler des manques. Cependant, il faut d’abord connaître les besoins de traduction. Or, ce sont les membres d’une communauté et non la technologie qui peuvent déterminer ces besoins. Il me semble donc opportun de revoir la formation en traduction à la lumière de ce qui distingue la traduction humaine et humanisante de la traduction, disons-le, artificielle. Au-delà des compétences linguistiques, techniques et technologiques, parlons du communautaire, de l’éthique, de la politique et de la gestion de crise, car au final, ce sont souvent les contextes dans lesquels la traduction se doit d’être humaine. Parlons aussi du labeur émotionnel qu’exercent plusieurs dans le milieu langagier5 et de l’intelligence émotionnelle requise6. Pourrions-nous envisager une collaboration accrue entre traduction et travail social, question d’outiller divers membres de différentes communautés à la communication interculturelle et multilingue? Cela me semblerait particulièrement pertinent dans des centres comme Winnipeg où il y a un besoin criant d’unir ces deux professions…
Par conséquent, réussir à unir de façon harmonieuse la rapidité de la machine et la perspective humaine contribuerait à transmettre une information juste aux personnes vulnérables. Sans nier l’utilité de la traduction machine, la connaissance profonde de la communauté à laquelle s’adresse toute traduction est essentielle. Ainsi outillés, nous serons à même de faire face à toute nouvelle urgence sanitaire ou autre qui pourrait accabler le monde.
Renée Desjardins est professeure agrégée à l’École de traduction de l’Université Saint-Boniface. Elle compte à son actif des publications portant sur la traduction, la communication multilingue et le numérique, y compris Translation and Social Media : In Theory, in Training and in Professional Practice (Palgrave MacMillan, 2017) et la co-direction de l’ouvrage When Translation Goes Digital : Case Studies and Critical Reflections (Palgrave MacMillan, 2021). Elle s’intéresse également à l’intégration des principes de la pédagogie universelle et du « ungrading » dans l’enseignement de la traduction. Elle est récipiendaire d’une Subvention institutionnelle CRSH Exploration pour sa recherche portant sur la traduction et la pandémie au Manitoba.
1) Desjardins, Renée (2022). Hello/Bonjour won't cut it in a health crisis: an analysis of language policy and translation strategy across Manitoban websites and social media during COVID-19. Dans T.K. Lee & D. Wang (dir.), Translation and Social Media Communication in the Age of the Pandemic (pp. 78-97). Routledge.
2) Baum, K. B., Tait, C., Grant, T. (2020). How Cargill became the site of Canada’s largest single outbreak of COVID-19. Globe and Mail. https://www.theglobeandmail.com/business/article-how-cargill-became-the-site-of-canadas-largest-single-outbreak-of/
3) Pour de plus amples renseignement à propos de lAJEFM : https://infojustice.ca/.
4) Boutroy, G. (2023). Tous les tribunaux judiciaires du Manitoba exigent désormais la citation bilingue des lois. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1969428/citation-bilingue-lois-manitoba
5) Ayan, I. (2020). Re-thinking Neutrality Through Emotional Labour: The (In)visible Work of Conference Interpreters. TTR: Traduction, terminologie, rédaction. https://doi.org/10.7202/1077714ar
6) Hubscher-Davidson, S. et Lehr, C. (2021). Improving the Emotional Intelligence of Translators: a Roadmap for Experimental Training Intervention. Palgrave.