La traduction, comme toute pratique culturelle, est inséparable de relations de pouvoir liées au contexte socio-politique — on peut penser ici au statut inégal de l’anglais et du français au Canada, notamment —, dont celles entre les hommes et les femmes.
Une longue tradition occidentale associe la traduction littéraire et les femmes. Stendhal écrit, par exemple, que les femmes sont incapables de créer une œuvre propre, mais qu’une veuve méritante, soucieuse de faire vivre ses fils, peut s’adonner sans honte à la traduction littéraire. La traduction est-elle dévalorisée parce qu’elle est pratiquée par des femmes ou les femmes la pratiquent-elles parce qu’elle est dévalorisée? Ce qui est sûr, c’est que les œuvres adaptées aux normes littéraires du pays d’arrivée jusqu’au point d’en être dénaturées (Voltaire supprimant les passages comiques dans les tragédies de Shakespeare parce qu’il juge barbare le mélange des registres) ont été baptisées « les belles infidèles ». D’où des mots d’esprit sans fin; on prête au poète russe Evgueni Evtouchenko la boutade suivante, souvent imitée : « La traduction est comme une femme. Si elle est belle, elle n’est pas fidèle. Si elle est fidèle, elle n’est certainement pas belle. » Plus près de nous, dans Traducteur, auteur de l’ombre, de Carlos Batista (2014), on lit l’absurdité suivante : « Tout traducteur est une dame qui reçoit la semence de monsieur l’original pour mettre au monde cet enfant métis d’autant plus légitime qu’il sera le portrait de son père. » Sur le plan symbolique, le masculin est lié à l’original, le féminin à la copie; lui féconde, elle est fécondée, même son activité est passive. Tout comme les femmes sont le « deuxième sexe », la traduction est seconde, secondaire, mineure, illégitime, suspecte.
Mais qu’en est-il dans la réalité? Le monde professionnel de la traduction littéraire est-il marqué par le sexisme, qu’il s’agisse des tarifs pratiqués, des contrats attribués, des autrices et auteurs traduits, etc.? À cette question, posée sur le groupe Facebook Literary Translation, fréquenté surtout par des traductrices et traducteurs américains, les réponses vont pour la plupart dans la même direction : beaucoup croient à la présence de hiérarchies de genre dans le monde de l’édition des traductions, malgré la forte féminisation du domaine. Une traductrice mentionne qu’à l’étape de la révision, elle reçoit des commentaires neutres ou favorables quand elle signe ses traductions de ses initiales et des remarques plus critiques si elle donne son prénom complet. Pour certaines langues, il y aurait peut-être — les opinions divergent — un marché à deux niveaux, au sein duquel les universitaires hommes se réservent les auteurs les plus prestigieux et reconnus, tandis que les femmes traduisent davantage de littérature populaire. (De la même façon, une Française affirme qu’il y a plus de traductrices que de traducteurs dans son pays, mais que quand il s’agit des auteurs plus prestigieux, la représentation se rapproche du 50-50, ce qui signifie que les femmes sont défavorisées.)
Des traductrices notamment du japonais, du hindi, du marathi et de l’espagnol vers l’anglais ont signalé la sous-représentation des femmes parmi les auteurs traduits. Quelques-unes disent avoir pris la décision de ne traduire que des femmes pour contribuer à établir l’équilibre, ou du moins de proposer aux éditeurs des livres écrits par des femmes; l’une d’elles ajoute : « jusqu’au moment de prendre cette décision, je n’avais traduit que des hommes, mais étrangement je ne m’en étais pas rendu compte ». Une traductrice dit avoir refusé deux livres à cause de leur sexisme pour « éviter d’être en colère tous les jours ». En somme, les traductrices font état à la fois de sexisme dans le milieu et de leurs stratégies de résistance.
Et qu’en est-il au Canada et au Québec? Les tarifs, fixés par le Conseil des arts, ne varient pas selon le sexe de la personne qui traduit (ni, il faut le dire, selon les années d’expérience). Il ne semble pas y avoir de hiérarchie qui attribuerait aux hommes le privilège de traduire les originaux les plus prestigieux. Depuis 1987, année de sa création, le prix du Gouverneur général de la traduction du français vers l’anglais a été attribué a 22 hommes et à 14 femmes; celui de la traduction de l’anglais vers le français à 18 hommes et à 22 femmes (les chiffres sont plus élevés que le nombre d’années d’attribution du prix à cause des paires de traducteurs); par contre, une grande majorité des livres primés a été écrit par un homme.
Fait réjouissant, les traductrices consultées affirment n’avoir à peu près jamais vécu le sexisme. Par quel miracle la traduction littéraire serait-elle l’exception à la règle parmi les métiers culturels dont on a dénoncé les partis pris discriminatoires dans les médias (cinéma, théâtre, musique, jeux vidéo, etc.)? Parce que les femmes y dominent largement? Parce que c’est un domaine moins prestigieux au départ? Quoi qu’il en soit, il semble plus urgent chez nous de mener d’autres combats qui touchent tous les membres de la profession : les droits d’auteur (très rarement consentis), la visibilité professionnelle (nom du traducteur en couverture, mention dans les recensions médiatiques) et, plus largement, la reconnaissance des traducteurs en tant que créateurs, toutes mesures destinées à rehausser le statut subordonné de la profession, qu’il soit lié ou non à la grande présence des femmes.
Lori Saint-Martin est professeure de littérature à l’UQAM. En collaboration avec Paul Gagné, elle a traduit plus de quarante romans et essais et obtenu le Prix du Gouverneur général pour la traduction de l’anglais vers le français en 2000, 2007, 2015 et 2018.