Quelques réflexions autour d’une phrase
Nous sommes en avril 1991, quatre ans après la signature de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, trois ans avant son élargissement au Mexique (ALÉNA); c’est aussi un an après l’échec de l’Accord du lac Meech, et un an avant celui de l’Accord de Charlottetown. Le président mexicain, Carlos Salinas de Gortari, est en visite au Canada pour discuter de l’ALÉNA. Pendant trois jours, je vais l’accompagner dans ses rencontres, notamment avec le premier ministre du Canada, Brian Mulroney, et celui du Québec, Robert Bourassa.
Les discussions entre M. Salinas et M. Bourassa se concentrent d’abord sur l’énergie — Hydro-Québec a été maintenue hors de l’Accord; comment faire de même avec PEMEX? Puis sur la protection des industries culturelles, telles que le cinéma, le livre, la musique. Entre M. Salinas et M. Mulroney, on parlera plutôt du pouvoir réel que le Canada a réussi à conserver face aux États-Unis. Mais ces questions liées à l’ALÉNA ne peuvent faire oublier les déboires de Meech. Ainsi, les propos glissent inexorablement vers les problèmes internes du Canada. « Rappelez-lui l’importance d’un Canada uni », me dira sous cape M. Mulroney. « Dites-lui de ne pas négliger le caractère distinct du Québec », de renchérir de son côté un Bourassa devenu soudain nationaliste après Meech. Cela hors de tout protocole habituel, et en prenant à partie directement l’interprète, comme pour atténuer l’impact que de telles demandes risquent d’avoir sur l’invité. « Dites-leur que je ne suis pas venu ici pour ça! » de me rétorquer un Salinas pour le moins perplexe. On ne peut guère faire la leçon à des chefs d’État, même si la tentation est forte de rappeler que le « je » de l’interprète n’existe pas, et qu’il faudrait s’adresser directement à son interlocuteur plutôt qu’au pauvre truchement qui est en train d’en perdre son latin.
M. Salinas, fin stratège, habile rhétoricien, toisant benoîtement la foule réunie au Ritz, à Montréal, tranchera ainsi : « Queridos amigos canadienses, cuando México fue dividido, perdió la mitad de su territorio. » La phrase paraît simple, mais on sent vite l’anguille frétiller sous roche. Mes quelques années d’expérience me semblent bien minces pour pareil défi. Pour augmenter mon stress, voici que le majordome de M. Salinas, d’un air courroucé sous sa moustache de mariachi, me fait signe de passer devant le président et non derrière. Tant pis pour ma conception de la politesse. J’apprendrai plus tard que cette coutume un brin désuète vient du fait que bon nombre de rois ou de présidents auraient ainsi été poignardés par l’arrière… Les genoux hésitants, mes notes soudain incompréhensibles, je me lance : « Chers amis canadiens, lorsque le Mexique s’est divisé, il a perdu la moitié de son territoire. » Je comprends bien que c’est par cette phrase sibylline que M. Salinas répond aux pressions reçues ces derniers jours. Et aussi que cela risque d’être interprété de mille façons. Si M. Salinas fait sans doute référence aux guerres civiles qui ont ensanglanté le Mexique pendant la deuxième moitié du 19e siècle, et dont les États-Unis ont profité pour annexer tout le nord du pays, je me dis qu’on risque ici de comprendre bien autre chose : plaidoyer pour le fédéralisme canadien, mise en garde contre l’expansionnisme yankee, nationalisme mexicain?
J’avais raison de m’inquiéter. Le lendemain, le journal La Presse titre en une : « Le président mexicain appuie le fédéralisme canadien! »
Dernier jour de la visite. Les trois hommes badinent ensemble, puis se réunissent deux par deux, pour enfin se retrouver à tour de rôle seuls avec l’interprète, dont l’invisibilité du « je » devient de plus en plus aléatoire. On l’interpelle même de plus en plus directement. « Comment expliquer l’interprétation du journalisme de La Presse », de me demander M. Bourassa, l’air accusateur. « Bravo pour cette brillante traduction », me dira M. Mulroney de son ton suave. Quant à M. Salinas, il continuera, sourire aux lèvres, à feindre l’innocence.
Aurais-je dû expliciter le message, le tronquer, le moduler? Je me dis souvent que cela aurait été préférable. Depuis lors, je me prête volontiers au jeu, en me rappelant justement cette pénible mais enrichissante expérience.
L’autocensure est cependant un exercice périlleux en interprétation, notamment en consécutive, et dans la combinaison anglais-français, où nombreux sont les spécialistes autodéclarés prompts à vous faire la morale — les interprètes judiciaires rabroués par un juge pointilleux en savent quelque chose. Or l’espagnol n’est guère plus sûr en la matière, surtout ces dernières années au Québec. Et si l’on envie parfois nos collègues russes ou japonais, là encore, rien n’est jamais acquis. Quant à la simultanée, certes plus discrète, elle n’est pas en reste, surtout en cas de « relais », qui peut vite devenir un multiplicateur de censure.
Le domaine politique est sans doute celui où l’autocensure paraît le plus justifiable, mais celle-ci peut-être envisagée dans bien d’autres contextes, scientifique ou commercial, par exemple. Seul le droit doit être considéré à part — surtout devant le juge ci-dessus mentionné. Cette autocensure touchera en général à des questions de culture, d’humour, de niveau de langue, et pourra prendre plusieurs formes : corriger le président le l’Assemblée nationale qui reçoit le président roumain en parlant de la beauté de Budapest, transformer la blague de Pea Soups en blague de Newfies au profit des auditeurs québécois (l’important étant que toute l’assistance rie), refuser tout simplement de reproduire la blague sexiste ou raciste qui ne pourra qu’irriter la salle, rectifier une terminologie désuète ou inappropriée au sujet des autochtones ou des Noirs (Dany Laferrière peut bien utiliser le terme « nègre », mais l’interprète devrait y songer à deux fois), moduler le discours truffé de four letter words d’un cheminot ontarien, atténuer les jurons ecclésiastiques d’un humoriste québécois invité à inaugurer la conférence d’un syndicat d’infirmières et infirmiers (et dans la même foulée : féminiser, voire masculiniser, comme ci-devant, là où il y a lieu), corriger la syntaxe et les choix lexicaux d’un athlète engagé comme motivateur d’une assemblée de courtiers financiers… Les exemples sont nombreux. Et ils témoignent du fait que l’autocensure, sans doute condamnable a priori, demeure incontournable sur un plan strictement pragmatique. Sans compter qu’elle permet d’éviter nombre de situations embarrassantes, voire de véritables crises. On attribue, pas toujours avec les nuances voulues, nombre de catastrophes aux interprètes, de la Première Guerre mondiale à la bombe d’Hiroshima. On oublie cependant toutes les autres que les interprètes contribuent à éviter.
Louis Jolicoeur est traducteur et interprète agréé. Il est également professeur titulaire en traduction à l’université Laval.