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Profession : traductrice

Lynne-Bowker- copie© Université Concordia

Lynne Bowker, enseignante et visionnaire

Pour la première fois, une traductrice a été désignée « chercheuse en résidence » de la Bibliothèque de l’Université Concordia. Dans le cadre de cette résidence, la professeure Lynne Bowker, de l’Université d’Ottawa, formera la population étudiante et le corps professoral à une utilisation plus éclairée des systèmes de traduction automatique.

Propos recueillis par Danielle Jazzar, traductrice agréée


Circuit : Que peut apporter votre expérience de traductrice à ce genre de programme de recherche?

Lynne Bowker : La Bibliothèque de l’Université Concordia a lancé le programme de chercheu.r.se en résidence il y a trois ans dans le but de favoriser une culture de recherche à la bibliothèque. Les travaux des titulaires précédents étaient axés sur la bibliothéconomie, mais avec ma nomination, la bibliothèque ouvre la porte à une collaboration interdisciplinaire qui cherche à fusionner la culture numérique avec la traduction. D’habitude, je n’enseigne qu’au programme de traduction, mais l’un des objectifs de cette résidence est d’atteindre un public plus large, une population qui travaille sur une vaste gamme de sujets. On sait que les femmes sont minoritaires dans les disciplines dites « STIM » (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), alors en tant que femme qui se spécialise en technologie et en informatique, je suis contente de pouvoir servir de modèle à celles qui commencent leurs carrières dans une de ces disciplines et de leur montrer la valeur de la collaboration interdisciplinaire. Non seulement les traductrices techniques et les expertes en technologies de la traduction existent-elles, mais en plus elles s’épanouissent!

C. : Y a-t-il une différence d’approche entre un homme et une femme qui occuperaient cette fonction? Si oui, laquelle?

L. B. : Une partie de mon projet sur la « littératie en traduction automatique » porte sur la pré-édition, c’est-à-dire la préparation d’un texte pour qu’il soit plus facile à faire traduire par un système de traduction automatique (TA). Alors, je conseille des stratégies de rédaction. Bien que le but principal soit d’enseigner comment rédiger d’une façon qui soit bien traduisible, j’ai décidé d’incorporer au programme des conseils en matière de rédaction inclusive. Pour moi, c’est important que les ateliers offrent aussi des conseils pour choisir des termes et des expressions qui n’excluent personne pour motif de sexe, par exemple. Je ne suis pas certaine qu’à ma place un homme prendrait la décision d’intégrer dans la formation un volet sur l’importance d’employer une langue neutre ou inclusive.

C. : Quel est votre parcours professionnel, et qu’est-ce qui vous a menée, dans votre cheminement de femme traductrice, à vouloir pousser plus loin cette réflexion?

L. B. : J’ai suivi le programme de baccalauréat en traduction à l’Université d’Ottawa, puis j’ai reçu mon agrément professionnel de l’Association des traducteurs et interprètes de l’Ontario. J’ai travaillé brièvement comme rédactrice à Transport Canada, mais pendant mon bac, au tournant des années 1990, j’ai acquis un intérêt pour les technologies de la traduction, qui étaient alors en émergence. La professeure Ingrid Meyer m’a encouragée à faire des études supérieures, et j’ai accepté avec enthousiasme. Je m’estime très chanceuse de l’avoir eue comme mentore, car très peu de femmes travaillaient dans le domaine du génie linguistique à cette époque. J’ai rédigé mon mémoire de maîtrise en terminotique sous sa direction, et elle m’a encouragée à poursuivre mes études. Le problème, c’est qu’à l’époque, il n’y avait aucun programme de doctorat en traduction au Canada. L’Université de Montréal offrait un doctorat en linguistique avec une option en traduction, mais mon réel intérêt était la technologie. Une bourse du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) m’a permis de faire mes études doctorales en Angleterre, à l’University of Manchester Institute of Science and Technology. Après mes études, j’ai travaillé comme traductrice indépendante, ainsi que comme professeure à temps partiel à l’Université de Sherbrooke et à l’Université d’Ottawa avant de retourner en Europe, soit à la Dublin City University, où j’ai eu mon premier poste de professeure à temps plein. C’était la période où l’industrie de la localisation s’établissait en Irlande, et ça bougeait! J’ai beaucoup appris et j’ai aimé mon séjour en Irlande, mais je suis Canadienne de cœur, alors je suis de retour au Canada depuis le début des années 2000. Je suis actuellement professeure titulaire à l’École de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa, mon alma mater. Je poursuis toujours mes recherches sur les technologies de la traduction et surtout sur les utilisateurs de ces technologies.

C. : Avez-vous eu des défis particuliers à relever en tant que femme?

L. B. : Si je considère mon parcours professionnel, le défi principal auquel j’ai dû faire face, c’était d’être prise au sérieux comme professionnelle dans les environnements technologiques. En tant qu’étudiante à la maîtrise, j’ai travaillé comme auxiliaire de recherche au laboratoire d’intelligence artificielle au Département d’informatique; j’y étais l’une des deux femmes parmi des dizaines d’hommes. Dans cet environnement, c’était souvent difficile de faire entendre ma voix. Heureusement que je suis persévérante! Je me suis trouvée dans une situation semblable à Dublin, où j’avais une sorte de double affectation : j’enseignais la traduction au programme de bac en linguistique appliquée à la Faculté des sciences humaines, où les femmes étaient en majorité, et je donnais aussi des cours de traduction automatique et de linguistique sur corpus à l’École d’informatique, au programme de bac en linguistique informatique, où les hommes étaient en majorité. C’était toujours un peu plus exigeant d’exercer une certaine forme d’autorité dans ce dernier cas; et en plus, j’étais encore assez jeune.

C. : Dans un entretien précédent que vous avez donné, vous avez dit que les systèmes de traduction automatique pouvaient aboutir à des textes empreints de préjugés sexistes ou racistes. Comment est-ce possible?

L. B. : C’est un phénomène qui s’appelle le « biais algorithmique ». Il se produit lorsque les données utilisées pour entraîner un système d’apprentissage automatique reflètent les valeurs implicites des humains qui s’occupent de la collecte et de la sélection des données, et également celles des personnes qui les utilisent. En ce qui concerne la TA, l’approche la plus récente pour construire des systèmes est une approche dite « neuronale ». Cette approche se base sur des réseaux de neurones artificiels qui sont capables d’« apprendre » à partir des exemples qui leur sont fournis. Dans le cas d’un système de TA neuronale, les responsables du développement versent des corpus parallèles énormes qui contiennent des milliers et des milliers de textes de départ alignés avec les textes d’arrivée traduits professionnellement. Comme la machine « apprend » en se servant du corpus, si les textes contiennent des segments en langue non inclusive, le système va reproduire les expressions en question. Pour donner un exemple très simple, on a établi que la plupart du temps, un système de TA neuronale va traduire le mot anglais beautiful par belle même si la traduction correcte est beau. De la même façon, le système va traduire le mot strong par fort même si la traduction correcte est forte. On a remarqué une situation semblable au sujet des désignations des professions : par exemple, le mot nurse est traduit principalement par infirmière et presque jamais par infirmier, mais le mot doctor est traduit exclusivement par médecin, et ce, sans tenir compte du contexte. Dans un certain sens, on peut dire que le système a « appris » – sur la base de vrais textes qui témoignent d’une attitude sexiste – que les femmes sont de belles infirmières et que les hommes sont des médecins forts! Heureusement, les spécialistes du domaine cherchent actuellement des solutions à ce problème, mais entre-temps, il faut avoir conscience de ce type d’erreur potentielle.

C. : Justement, votre rôle en tant que chercheuse en résidence sera d’élaborer un atelier sur « la littératie en traduction automatique dans le contexte de la communication savante ». Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?

L. B. : La communication savante englobe la diffusion des résultats de recherche. Un nouveau projet de recherche commence par un survol de la littérature pour établir ce qu’on sait déjà sur le sujet. Puis, à la fin de l’étude, un article paraîtra dans une revue universitaire ou un chapitre sur le sujet sera inclus dans un ouvrage collectif. Le grand défi, c’est que l’anglais est devenu la lingua franca de la communication savante, bien que moins de 10 % des scientifiques dans le monde soient anglophones. La plupart subissent donc une forte pression pour lire et rédiger en anglais, qui n’est pas leur langue maternelle. Il leur est parfois possible de faire traduire les documents professionnellement, mais ce n’est pas toujours le cas. Je pense surtout aux recherches effectuées dans des pays en développement, ou à des fins de maîtrise ou de doctorat, qui ne bénéficient pas nécessairement de fonds suffisants. Dans ces cas, le seul recours possible est bien souvent la traduction automatique.

Nous, spécialistes de la langue, connaissons en général les forces et les faiblesses des systèmes de TA, mais ce n’est pas toujours le cas à l’extérieur de nos disciplines. L’objectif principal de mon projet sur la « littératie en TA », est donc de sensibiliser la population étudiante et les membres du corps professoral de Concordia qui ne sont pas anglophones aux défis de la traduction, et de leur offrir des lignes directrices pour interagir avec les systèmes de TA d’une façon plus fructueuse et sage (p. ex. la pré- et la post-édition). Notre site web contient des renseignements utiles à ce sujet.

Trop souvent, j’entends des spécialistes de la langue décrier de façon absolue l’utilisation des systèmes de TA, mais je ne crois pas qu’il soit réaliste d’interdire l’emploi de ces outils. Pour ma part, je préfère une approche de sensibilisation qui permet de reconnaître les contextes où la TA peut combler un vrai besoin et qui en même temps promeut l’importance de faire appel à des spécialistes de la langue. C’est pourquoi mon projet de « littératie en TA » vise un public non langagier. À mon avis, on ne réussira jamais à empêcher l’utilisation des systèmes de TA, alors je préfère donner des conseils et encourager un regard critique vis-à-vis de la TA.

C. : En tant que professeure d’université, avez-vous constaté un manque de conscience quant aux dangers des outils de traduction automatique?

L. B. : Je constate que, en général, il y a une courbe d’apprentissage en ce qui concerne les technologies de la traduction. Au début du programme de baccalauréat, les technologies impressionnent fortement les jeunes, ce que je trouve normal. Si on ne comprend pas les difficultés inhérentes à la traduction, on peut facilement voir les outils comme des entités magiques qui transforment sans effort les messages d’une langue à une autre. Mais petit à petit, au cours du programme de bac, les exigences de la traduction se révèlent et l’esprit critique face aux technologies s’éveille. Acquérir un bon jugement, ça prend du temps et ça fait partie de la formation.

C. : En tant que femme traductrice, quels conseils donneriez-vous aux étudiantes qui se lancent dans la profession?

L. B. : On ne peut pas nier que l’écart hommes-femmes existe encore, sur le plan économique, sur le plan éducationnel et sur le plan de l’accès aux postes importants. On voit certainement des progrès, mais il faut rester vigilantes pour continuer d’aller dans la bonne direction. Pour les traductrices qui se lancent dans la profession aujourd’hui, je formulerais les conseils suivants :

1)      Ne pas sous-estimer leurs compétences. Selon mon expérience, les femmes ont tendance à être un peu plus timides que les hommes pour ce qui est de montrer ce qu’elles savent faire. Bien sûr, il ne faut pas exagérer ses compétences et habiletés, mais il ne faut pas les cacher non plus. Il faut offrir un service professionnel et facturer un tarif équitable. Parfois les plus jeunes pensent qu’il est juste de facturer un tarif plus bas, mais en fait, cette stratégie nuit à la profession. Toute personne formée en traduction devrait obtenir un prix équitable pour un travail professionnel.
2)     Obtenir l’agrément professionnel d’une organisation reconnue et participer aux activités de perfectionnement offertes pour montrer à leur clientèle que non seulement elles ont une formation en traduction, mais qu’elles se tiennent à jour et répondent aux attentes de la profession, en plus d’ajouter de nouvelles habiletés à leur boîte à outils.
3)      Établir un réseau professionnel – et s’assurer que des femmes leaders à tous les échelons font partie de ce réseau. Personne n’atteint le succès sans l’aide des autres. Ne pas avoir peur de demander de l’aide ou de faire appel aux personnes qui peuvent les aider. Par exemple, pour avoir une promotion ou pour ajouter une nouvelle dimension à leur offre de service, elles ne doivent pas hésiter à demander des renseignements à leurs collègues d’expérience ou à une personne qui travaille dans un domaine connexe pour en apprendre plus sur son travail. Et dans le même ordre d’idées, les traductrices doivent en retour être généreuses envers les collègues qui ont besoin d’appui. Plus votre réseau est fort, plus vous êtes forte. Et si vous ne savez pas comment commencer à établir un réseau professionnel, sachez que devenir membre d’une association professionnelle comme l’OTTIAQ est un excellent point de départ. Par ailleurs, avec des outils comme Internet, Skype et les médias sociaux, vous pouvez profiter des réseaux virtuels, mais pensez toujours à vous y présenter de manière professionnelle!

 

 


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