Imprimer
Partage :

Le journal Le Droit et les traducteurs fédéraux

La capitale fédérale a connu une floraison de journaux. Cent ans après sa fondation sous le nom de Bytown en 1826, Ottawa, dont la population s’élève alors à 120 000 habitants, avait vu naître pas moins de cent quotidiens ou hebdomadaires, soit en moyenne un journal par année. Parmi ceux-là, le quotidien Le Droit, qui célébrait son centenaire en 2013.

Par Jean Delisle, MSRC, trad. a., term. a.

La production d’un journal étant une entreprise hasardeuse, le cimetière des journaux canadiens-français est vaste. Né sous une bonne étoile en 1913, le quotidien Le Droit n’a pas connu le triste destin des publications prématurément disparues, et les liens étroits qu’il a entretenus avec les traducteurs fédéraux méritent d’être évoqués.

Un organe officieux

Pendant longtemps, Le Droit a été l’organe officieux du service de traduction de l’administration fédérale, sans doute parce que bon nombre des traducteurs fédéraux étaient issus de sa salle de rédaction.

On ne compte plus les articles que son rédacteur en chef, Charles Gautier, et Léopold Richer ont rédigés en appui aux traducteurs lors du vif débat ayant abouti à la création du Bureau des traductions en 1934. Dans d’autres circonstances, Marcel Gingras, Willie Chevalier et Camille L’Heureux n’ont pas hésité à prendre le parti des traducteurs lorsque des parlementaires leur adressaient des critiques injustifiées.

En 1937, c’est dans les colonnes du Droit qu’est publié intégralement le premier rapport annuel du Bureau, celui de l’exercice 1935-1936, rédigé par le surintendant Domitien T. Robichaud. Il ne se faisait pas une nomination importante au Bureau sans que le quotidien en fasse l’annonce.

Le public est informé de la tenue des concours de recrutement de traducteurs et du nombre de candidats inscrits. Le journal précise même combien de femmes se présentent aux examens : « À la salle Sainte-Anne, 89 concurrents, dont 8 femmes, ont subi l’examen au poste de traducteurs principaux devant être employés par le Secrétariat d’État », peut-on lire dans les pages du quotidien en avril 1936.

Triés sur le volet

Un des six candidats reçus cette année-là, le journaliste François Rinfret, travailla aux Débats, puis à la Traduction générale avant d’aller intégrer l’équipe de La Presse, à Montréal.

Lors des concours de recrutement, les trois quarts de la salle de rédaction du quotidien se vidaient. Il fallait même préparer plus tôt que d’habitude l’édition du samedi, jour des examens.

Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. En 1936, six candidats sur 198 réussissent à l’examen. Un maigre 3 %. En 1940, 8 sur 250, soit 3,2 %. Ce pourcentage ne variait guère d’un examen à l’autre.

Les journalistes étaient ceux qui tiraient le mieux leur épingle du jeu. Sans doute parce que, comme l’a écrit le surintendant du Bureau des traductions Pierre Daviault, « on peut poser en principe qu’un journaliste canadien-français est un traducteur ». Un journaliste connaît les langues, dispose d’un bon bagage de connaissances et sait manier la plume, trois conditions essentielles pour exercer le métier de traducteur.

Le Droit a aussi joué un rôle considérable dans la promotion de la profession de traducteur et la défense de la langue française. Il a été le fidèle « porte-parole » de l’Association technologique de langue française d’Ottawa (ATLFO), premier regroupement de traducteurs dans la capitale (1920-1957).

Il a aussi publié plusieurs chroniques de langue et de traduction, certaines ayant été confiées à des membres du Bureau (Jacques Poisson, Albert Beaudet). Il a même diffusé des lexiques complets (administration publique, lexique du bâtiment). Maintes fois il a dénoncé les « traductions-poubelles », produites par de pseudo-traducteurs ou des machines idiotes.

Des transfuges

Dans les années 1940, les journalistes des quotidiens ne gagnaient qu’une vingtaine de dollars par semaine. Traducteurs, ils doublaient ce salaire. D’où l’attrait que cette profession exerçait sur eux. Les espèces sonnantes sont bien utiles pour faire bouillir la marmite.

Journaliste au Droit de 1938 à 1941, Marcel Lacourcière, futur surintendant adjoint du Bureau des traductions, relate que, l’année où il réussit l’examen (1941), deux de ses collègues, Augustin Potvin et Henri Poulin, le réussirent également. Ce dernier retourna à la pratique du journalisme, mais revint finir sa carrière comme traducteur. Quant à Augustin Potvin, il a laissé une empreinte durable en traduction lorsqu’il
a occupé la présidence de l’ATLFO.

Un éditorialiste reconverti

L’un des cofondateurs du Droit, Charles Gautier, d’origine française, y fait ses débuts comme correcteur d’épreuves et touche alors 9 $ par semaine. En 1917, il est chef des nouvelles et, peu de temps après, correspondant parlementaire. Trois ans plus tard, on lui confie le poste de rédacteur en chef – il n’a que 27 ans. Il occupera cette fonction pendant 28 ans.

Après 35 années passées dans le journalisme, il obtient, en 1948, un poste de traducteur au ministère de la Santé nationale et du Bien-être social. Pour plus d’un journaliste, la traduction a été une activité de fin de carrière.

Outre les noms cités, beaucoup d’autres feront le saut en traduction au gouvernement fédéral : Rosaire Barrette – premier rédacteur sportif,
à qui l’on confiait aussi des travaux de traduction –, Émile Boucher, Rosario-Michel Bélisle, Camille Hudon et Raymond Robichaud sont de ce nombre.

Une fois fonctionnaires, certains collaborent aux pages littéraires du journal, dont Pierre Daviault, Guy Sylvestre, Jean-Marc Poliquin et Pierre Benoît. Journaliste un jour…

Des professions jumelles

Compte tenu des conditions d’exercice du métier dans un pays officiellement bilingue, le journalisme a été une école d’apprentissage de la traduction. À l’inverse, la traduction a été pour une poignée de traducteurs une préparation idéale pour faire carrière en journalisme. Jean-Marc Poliquin, traducteur aux Débats pendant dix ans, en est certainement l’exemple le plus typique.

Ce va-et-vient entre les deux professions sœurs tend à confirmer l’étroite parenté qui existe entre ces deux métiers d’écriture.

Leurs points communs : l’universalité des sujets traités, la nécessité de suivre l’actualité, le travail sous tension, les échéances serrées, la connaissance des langues et une aptitude à la rédaction.

Jean Delisle est professeur émérite de l'Université d'Ottawa.

Rosaire Barrette Émile Boucher Charles Gautier Jean-Marc Poliquin
Rosaire Barrette Émile Boucher Charles Gauthier Jean-Marc Poliquin


Partage :