Humaniste distingué, précepteur d’Henri III, Jacques Amyot (1513-1593) a marqué de façon décisive l’histoire de la langue et de la littérature françaises, par ses traductions de Plutarque et de Longus. Avec Amyot, la phrase française entame le parcours qui la mènera jusqu’à la phrase moderne.
Jacques Amyot offre l’exemple, peu banal, d’un traducteur dont la renommée n’a rien à envier à celle d’un auteur original. Cet étudiant pauvre né à Melun en 1513 – et mort en son palais d’évêque, à Auxerre, quatre-vingts ans plus tard, après avoir été le précepteur d’Henri III –, a été consacré par l’histoire littéraire comme l’un des humanistes français les plus remarquables. La littérature grecque l’attira presque exclusivement.
Jeune, il entreprit des versions, restées manuscrites, de quelques textes de Plutarque, déjà, et de deux tragédies d’Euripide, Iphigénie à Aulis et Les Troyennes. La première traduction imprimée de notre érudit date de 1548 : il s’agit de l’Histoire éthiopique de Théagène et Chariclée, d’Héliodore. Suivent, en 1554, sept livres des Histoires de Diodore de Sicile, et, en 1559, la pastorale de Longus Daphnis et Chloé. Mais le grand projet d’Amyot ne concernait point les œuvres de Longus, d’Héliodore ou de Diodore de Sicile. Plutarque l’occupe progressivement tout entier. En 1559 paraissent, collationnées sur le texte grec, les Vies parallèles ; en 1572, les Œuvres morales. Pour la première fois, l’œuvre complète du sage de Chéronée entrait dans la langue française. Après la publication des Œuvres morales, Amyot consacra encore une grande partie des vingt dernières années de sa vie à retoucher son texte, tant pour le rendre plus agréable à lire que plus facile à comprendre.
C’est – sans surprise – comme traducteur de Plutarque, bien sûr, mais aussi de Longus, que Jacques Amyot a marqué de façon décisive l’histoire de la langue et de la littérature françaises. Il faut en effet d’abord parler de la langue. Les érudits du XVIe siècle avaient toutes les raisons de préférer lire Plutarque dans une version latine. À la fin du XVe siècle et au début du XVIe, la prose vulgaire, c’est-à-dire la prose écrite en français, était envisagée avec dédain, et sacrifiée au latin des lettrés. Pour imposer sa traduction en français, Amyot a dû contribuer à doter la France d’un instrument capable de donner des équivalents aux idées élevées, ainsi qu’aux sentiments nobles ou touchants, contenus dans les Vies parallèles et les Œuvres morales.
La prose littéraire française profita des efforts de ce traducteur dans le domaine du vocabulaire (Amyot est le créateur d’un vocabulaire clair, accordé au « bon usage » de son temps), dans celui de la syntaxe (il fallait rendre intelligibles et harmonieuses les longues phrases de Plutarque), enfin dans celui du rythme et de l’euphonie. On peut trouver, tout au long du Projet de l’éloquence royale qu’il composa vers 1574 pour le roi Henri III, un exposé des principes qui guidèrent Amyot. Ainsi, il recommande notamment de choisir, parmi les mots, « ceux qui sont les plus propres pour signifier la chose dont nous voulons parler, ceux qui nous sembleront plus doux, qui sonneront le mieux à l’oreille, qui seront plus coustumièrement en la bouche des bien-parlants, qui seront bons françoys et non estrangers… Les mots estant choisis, il les convient joindre et lier ensemble, de façon qu’il n’y ait aucune dure rencontre de lettres ny de syllabes. » Double passion de clarté et d’harmonie.
Avec Amyot, et à partir d’Amyot seulement, la phrase française tend vers la phrase moderne. Les historiens de la langue s’accordent aujourd’hui à voir dans son œuvre de traducteur une étape essentielle de l’élaboration de la prose française. Nombreux furent du reste les grands esprits qui saluèrent les services rendus par le précepteur d’Henri III à la langue française : ainsi Montaigne, dans les Essais, puis Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue française, en 1647.
Et on ne peut manquer non plus d’évoquer ici la figure de Paul-Louis Courier, qui reconstitua la totalité du texte de Longus (une lacune en déparait les éditions et les versions) et fit découvrir, aux lecteurs du XIXe siècle, Daphnis et Chloé dans la traduction d’Amyot plutôt que dans une traduction « moderne ». Courier était en effet persuadé que la langue française des XVIe et XVIIe siècles se trouvait la plus apte à restituer les auteurs anciens. Cet attachement à la langue des humanistes fut approuvé par Goethe lui-même : « Courier a eu raison de respecter et de conserver la vieille traduction de Daphnis et Chloé par Amyot, en ne la modifiant qu’à certains endroits, qu’il a rectifiés pour la rapprocher de l’original. Cette vieille langue française est si naïve, elle s’adapte si merveilleusement au sujet, qu’il ne serait point aisé de donner une traduction plus exacte de ce livre dans un autre langage. » (Entretiens de Goethe et d’Eckermann.)
Les traductions d’Amyot n’ont pas moins marqué, en France, l’histoire de la littérature que l’histoire de la langue. En imposant Plutarque et Longus en français, Amyot a assuré de façon déterminante, non seulement la popularité, mais la fortune littéraire de ces deux modèles. L’idéal de lucide maîtrise de soi, de fermeté, d’abnégation qui parcourt Les Vies parallèles anime également les Essais de Montaigne, lesquels font à Plutarque de très nombreux emprunts, souvent soulignés.
Mais, au-delà de Montaigne, c’est tout le XVIe siècle finissant qui se trouvera rapidement imprégné de la leçon des Vies et des Œuvres morales : « Nous autres ignorants estions perdus, si ce livre [l’œuvre de Plutarque] ne nous eust relevez du bourbier : sa mercy [grâce à lui], nous osons à cett’heure et parler et escrire, […] ; c’est notre bréviaire », lit-on encore dans les Essais. Les traductions de Plutarque introduisirent notamment les Grecs et les Latins dans la grande famille des héros français, – famille vieillissante au XVIe siècle et qui, faute de dignes objets contemporains, versait dans la banalité. Le développement de la tragédie, au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle, consacrera ce renouveau. Sur soixante-cinq tragédies « régulières », de Jodelle à Montchrestien, plus d’une dizaine empruntent leurs sujets aux seules Vies parallèles. Auteurs dramatiques et auteurs de romans iront du reste régulièrement puiser anecdotes, dissertations, proverbes ou même genre littéraires (l’essai, la bigarrure, le banquet philosophique sont inspirés des « Morales ») dans les Vies et dans les Œuvres morales, – faisant ainsi de l’œuvre de Plutarque tout un « savoir en miettes » disséminé dans le XVIe siècle.
La traduction par Amyot de Daphnis et Chloé ne marqua pas moins la littérature et les mentalités du temps. Ainsi la pastorale, branche de la tragi-comédie, bénéficia de la redécouverte de l’œuvre de Longus. Plus profondément, la traduction d’Amyot détermina une révolution dans le domaine de la création romanesque, en éclipsant les romans de chevalerie du moyen âge et en les faisant apparaître comme sans « cognoissance de l’antiquité », partant dépourvus d’enseignement voire d’utilité quelconque.
Après le XVIe siècle, enfin, les traductions d’Amyot jouèrent encore un rôle essentiel dans la formation de l’idéal classique, ainsi que dans la remise à l’honneur et la diffusion du stoïcisme. À l’image des tragiques de la Renaissance, Corneille et Racine s’inspirent des Vies parallèles. L’auteur de Mithridate va même, dans sa « Préface », jusqu’à confesser sa dette à Plutarque, qui lui a fourni le personnage de Monime, et à rapporter les paroles de l’auteur grec « telles qu’Amiot les a traduites ». « Car, ajoute Racine, elles ont une grâce dans le vieux style de ce traducteur, que je ne crois point pouvoir égaler dans notre langue moderne. » On croirait entendre déjà Courier. Quant à la vogue immense que rencontrent au XVIIe siècle la pastorale dramatique et le roman pastoral (avec L’Astrée, notamment), elle constitue un témoignage supplémentaire de la fortune de Longus redécouvert par Amyot.
Aulotte, Robert, Amyot et Plutarque. La tradition des Moralia au XVIe siècle, Genève, Droz, 1965.
Aulotte, Robert, « Jacques Amyot et la formation de la prose littéraire française », in Travaux de linguistique et de littérature, Université de Strasbourg II, Centre de philologie et de littérature, 1980.
Blignières, Auguste de, Essai sur Amyot et les traducteurs français du XVIe siècle, Paris, A. Durand, 1851.
Cioranescu, Alexandre, Vie de Jacques Amyot, Paris, Droz, 1941.
Fortunes de Jacques Amyot. Actes du colloque international (Melun, 18-20 avril 1985), Paris, Nizet, 1986.
Michel Brix est maître de recherches au Centre de recherche Nerval de l'université de Namur en Belgique et auteur d'ouvrages sur la littérature française. Il peut être joint au mbrix@fundp.ac.be.