Imprimer
Partage :

La traduction à l'ère de la décolonisation

Par Karina Chagnon

La traduction au Canada est le plus souvent conçue et enseignée comme un transfert entre deux « solitudes » culturelles et linguistiques, l’anglaise et la française. Or, la société allochtone prend de plus en plus conscience des mouvements politiques et des pratiques culturelles autochtones.

En juin 2015, la Commission de vérité et réconciliation du Canada rendait public son rapport sur les pensionnats autochtones. La Commission, mise sur pied à la suite d’une victoire judiciaire des Autochtones forcés de quitter leurs familles pour fréquenter des pensionnats qui leur étaient spécifiquement destinés, évoque dans ses conclusions l’existence d’un génocide culturel. On estime que 150 000 enfants ont souffert dans les pensionnats et que 4 000 d’entre eux y sont morts. De nombreux témoins ont par ailleurs souligné que la perte de leur langue maternelle était l’un des effets les plus dévastateurs du système des pensionnats1. En effet, les enfants s’y voyaient interdire l’usage de leur langue, ce qui a eu pour conséquence que plusieurs d’entre eux ont été incapables la transmettre à leurs propres enfants2.

Les prises de conscience que les travaux de la Commission ont entraînées à l’échelle de la société constituent pour les chercheuses et chercheurs ainsi que pour les praticiennes et praticiens de la traduction l’occasion de repenser leur discipline et leur pratique. On peut notamment se questionner sur le rôle historique des traducteurs, particulièrement celui des missionnaires qui ont pratiqué la traduction dans un objectif d’évangélisation. Les récits de ces missionnaires ainsi que les récits de voyage ont contribué à forger des discours de représentation de l’Autre où les langues et les formes de savoirs autochtones étaient activement infériorisées, ce qui légitima les tentatives subséquentes d’annihilation et de marginalisation culturelle, dont la création des pensionnats.

Appréhender une littérature distincte

Le projet colonial en Amérique du Nord a évolué dans différentes directions au fil du temps, mais à chaque nouvelle étape, les rapports entre la traduction et les langues autochtones reflétaient les rapports politiques entre Autochtones et Eurocanadiens. Cette perspective contribue notamment à expliquer la rareté des programmes de traduction avec des combinaisons de langues autochtones ou encore celle des productions littéraires autochtones ainsi que des traductions à partir de ces langues ou vers celles-ci. Puisque l’une des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation est de valoriser les langues et les cultures autochtones dans les institutions d’enseignement, il importe de se demander comment enseigner et pratiquer la traduction dans une perspective de décolonisation.

La mise en œuvre de cette recommandation peut notamment inclure l’étude du vaste corpus littéraire autochtone disponible en anglais. Celui-ci s’est développé à partir des années 1960 parallèlement aux mouvements politiques autochtones. La parution de l’ouvrage The Unjust Society, de Harold Cardinal, en réponse à la publication de La politique indienne du gouvernement du Canada, 1969 est souvent citée comme l’un des points tournants de ce mouvement3. Ce corpus n’a été que très peu traduit pour le public francophone jusqu’à tout récemment. Quant aux publications dans la francosphère, bien qu’elles existent depuis les années 1970 — on connaît notamment celles d’An Antane Kapesh, de Bernard Assiwini et de Rita Mestokosho —, elles ont été en grande partie marginalisées par les institutions artistiques. Au cours des dernières années, toutefois, les écrits et les traductions en français se sont multipliés grâce à la mise sur pied des Éditions Hannenorak de Wendake, la première maison d’édition consacrée aux Premiers Peuples au Québec4, ainsi qu’à l’ajout d’autrices et d’auteurs autochtones aux catalogues de quelques autres maisons d’édition, dont Mémoire d’encrier, La Peuplade et Lux Éditeur.

Ce n’est toutefois que depuis une dizaine d’années qu’on assiste à l’émergence des études autochtones dans les universités francophones5, qui apportent une perspective nouvelle en ce qui a trait à la littérature des Premiers Peuples. L’analyse de ces textes fait ressortir le fait que les traductrices et traducteurs doivent les appréhender dans une perspective particulière, car leurs autrices et auteurs se réclament d’une tradition littéraire propre à chaque communauté, inspirée de traditions orales qui précèdent les catégories littéraires d’origines européennes ou québécoises et qui en sont distinctes. Ces traditions ont leur propre grammaire narrative ainsi que leurs thèmes, motifs et récits particuliers6. An Antane Kapesh a déjà expliqué que, même si elle écrivait en français, sa pensée parlait avec son cœur innu7. Comme elle, plusieurs autrices et auteurs autochtones qui écrivent dans une langue coloniale, soit ici le français ou l’anglais, se positionnent dans une perspective de décolonisation. À ce titre, la parution à l’automne 2017 de l’anthologie Tracer un chemin/Meshkanatsheu. Les écrits des Premiers Peuples8 aux Éditions Hannenorak est fondamentale. L’ouvrage rassemble des extraits d’une quarantaine de textes d’autrices et auteurs de différentes générations, ainsi que de styles d’écriture, de genres et de thèmes variés, qui démontrent que la littérature autochtone n’est pas une sous-catégorie marginale d’un canon littéraire donné, mais bien un ensemble diversifié de postures et de pratiques liées à une diversité de codes linguistiques.

Appel à une pratique décolonisatrice de la traduction

On peut supposer que la production et la traduction de textes d’autrices et auteurs des Premiers Peuples se multiplieront dans les années à venir; ces textes présenteront de nombreux défis de traduction. Comment se négociera cette production dans la francosphère? Qui traduira? Qui publiera? Quel rôle joueront les traductrices et traducteurs allochtones? Comment interviendront les détentrices et détenteurs de savoirs autochtones?

L’ouvrage Elements of Indigenous Style: A Guide for Writing By and About Indigenous Peoples, de Gregory Younging9, propose une réponse éclairante bien que parcellaire à ces questions. Le professeur Younging, éditeur de longue date originaire de l’Opaskwayak Cree Nation, énonce 22 principes qui s’appliquent particulièrement à l’édition de textes d’autrices et auteurs autochtones, dont : la prise en compte des protocoles traditionnels de partage des récits et des savoirs; l’utilisation de la terminologie préférée par la nation (par exemple : Kanienké'haka plutôt que Mohawk, Innu au lieu de Montagnais); l’emploi de majuscules pour désigner des institutions traditionnelles au même titre que des institutions gouvernementales, comme la Maison Longue des Haudenossaune (Iroquois); la nécessité de conserver les styles de narration issus de l’oralité comme la répétition et le langage familier. Cet ouvrage, essentiel pour les éditeurs de textes d’autrices et d’auteurs autochtones, saura intéresser tant les praticiennes et praticiens que les théoriciennes et théoriciens qui envisagent la traduction comme un instrument de décolonisation.

On remarque par ailleurs que plusieurs autrices et auteurs autochtones pratiquent l’autotraduction, que ce soit de manière individuelle ou collective. Par exemple, le recueil de poésie Bâtons à messages/Tshissinuatshitakana10, de Joséphine Bacon, est bilingue (français et innu-aimun) et l’autrice l’a traduit elle-même. Le recueil contient un lexique puisque plusieurs mots en innu-aimun se retrouvent dans la portion française de l’ouvrage. Joséphine Bacon a choisi d’éviter la recherche d’équivalences communément admise en traduction. Elle décrit plutôt sa démarche ainsi : « Je traduis mon âme11. » En revanche, lorsqu’un texte littéraire est traduit par une personne autre que l’autrice ou l’auteur, des défis méthodologiques se posent. En plus de posséder une solide compréhension des enjeux politiques qui se trouvent dans le texte, la traductrice ou le traducteur se doit de collaborer avec une ou un spécialiste de la langue autochtone qui interviendra dans le texte ainsi qu’avec des détentrices ou détenteurs de savoirs ancestraux qui évalueront la pertinence de certains choix stylistiques de traduction.

En tant que reflet des rapports politiques et sociaux, la traduction est sans cesse appelée à se transformer. En cette ère de reconnaissance des rapports coloniaux et de volonté de décolonisation, l’étude de la traduction peut servir à appréhender l’histoire coloniale et le rôle qu’a joué la traduction elle-même dans la création de rapports de force où les langues et les littératures autochtones sont minorisées. Par ailleurs, l’essor actuel du nombre de traductions de textes d’autrices et auteurs autochtones offre à la discipline une occasion de revoir à la fois ses présupposés théoriques et sa méthodologie.

Karina Chagnon est candidate au doctorat en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal.


1 - Gloria Galloway, « Truth and Reconciliation report calls for steps to improve First Nations' lives », The Globe and Mail, 2 juin 2015.

2 - Voir le rapport de la Commission vérité et réconciliation du Canada : http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php?p=15

3 - Dr. Harold Cardinal, alors dans la vingtaine, a rédigé The Unjust Society en réponse au Livre Blanc proposé par le ministère des Affaires indiennes qui proposait l’abolition de nombreux droits autochtones et la fin des relations entre les peuples autochtones et le gouvernement fédéral. La parution de son ouvrage a forcé le gouvernement à abandonner ce projet politique.

4 - Voir https://www.leslibraires.ca/editeur/hannenorak-1/ et http://editions.hannenorak.com/a-propos

5 - Richard Lefebvre, "Penser les textes amérindiens au-delà du cadre d’interprétation traditionnel", Recherches amérindiennes au Québec, vol. XLVI, no 2-3, 2016, p. 23-33.

6 - Richard Lefebvre, "Penser les textes amérindiens au-delà du cadre d'interprétation traditionnel", Recherches amérindiennes, vol. XLVI, no 2-3, 2016, p. 27.

7 - Olivier Dezutter, Naomi Fontaine, Jean-François Létourneau (dirs.), Tracer un chemin / Meshkanatsheu. Écrits des Premiers Peuples, Wendake, Éditions Hannenorak, 2017, p. 157.

8 - Tracer un chemin. Meshkanatsheu. Écrits des Premiers Peuples, Olivier Dezutter, Naomi Fontaine, Jean-François Létourneau (dirs.), Wendake, Éditions Hannenorak, 2017, 183 p.

9 - Gregory Younging, Elements of Indigenous Style: A Guide for Writing By and About Indigenous Peoples, Brush Education, 2018, 168 p.

10 - Joséphine Bacon, Bâtons à messages / Tshissinuatshitakan, Montréal, Mémoire d’encrier, 2009, 144 p.

11 - Joséphine Bacon, « Mouvements de résurgence des langues innue et abénakise », atelier Traduire les humanités, Université Concordia, le 15 mars 2016, en ligne, http://figura-concordia.nt2.ca/table-ronde/mouvements-deresurgence-des-langues-innue-et-abenakise, consulté le 3 novembre 2017.


Partage :