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Épicènes en tout genre

Par Loïs Cremier

Si la notion d’épicène en linguistique est claire, son usage par les locutorats francophones et les professionnel·le·s de la langue varie selon le contexte. Le sens du mot évolue rapidement alors que se multiplient les mesures pour favoriser l’inclusion et la désignation adéquate du genre des personnes. Un examen de divers guides de communication inclusive, dont le Guide de grammaire neutre et inclusive de l’organisme Divergenre et le Guide de communication inclusive de l’Université du Québec, montre que, dans le lexique de la diversité de genre, on comprend « épicène » tantôt comme un terme linguistique relatif au genre grammatical, tantôt comme un synonyme de « langage inclusif », voire de la « non binarité » de nos formulations à l’écrit. Il pourrait être intéressant pour les traducteurices et interprètes de considérer en quoi ce que l’on appelle épicène traduit notre conception du genre en mutation.

Inclusif ou non marqué?

Au Québec et au Canada, les organismes de normalisation préconisent la « rédaction épicène » depuis plusieurs décennies. Elles proposent des techniques variées pour assurer un « équilibre représentatif », notamment le remaniement syntaxique, le recours à une terminologie épicène, et l’utilisation d’appellations collectives1. Le Bureau de la traduction conseille par ailleurs le recours aux termes épicènes comme « stratégie de neutralisation2 ».

Ainsi, le sens d’« épicène » se déplace : le mot en vient à désigner une attitude inclusive quant à l’attribution du genre des personnes plutôt que la forme des noms et des adjectifs qui ne varient pas en genre grammatical. Au sens strict, dans le cas de la langue française, qui a typiquement deux genres grammaticaux, sont épicènes les termes à genre fixe, c’est à dire qui ne présentent « pas d’alternance masculin/féminin» (« la personne », « la présidence », etc.).  Dans le cas de termes épicènes à genre variable (« un/une interprète », « le/la responsable », etc.), le contexte détermine l’accord en genre grammatical.

Les termes épicènes font donc partie de la boîte à outils de la communication inclusive4. Le fait de qualifier d’« épicène » non pas un trait grammatical mais une approche éthique de la pratique linguistique véhicule son lot de valeurs et de croyances, de façon discrète toutefois, puisque celles-ci se cachent derrière un terme spécialisé moins connu que « rédaction féministe » ou « rédaction non sexiste ».

Des néologismes épicènes?

L’Office québécois de la langue française (OQLF) distingue la rédaction épicène de ce qu’il nomme la « rédaction non binaire », soit l’ensemble des pratiques qui se rapportent à l’expression individuelle des personnes non binaires5. La rédaction épicène demeure pour l’OQLF synonyme de rédaction non sexiste et de féminisation des textes. « Épicène » ne s’applique donc qu’aux mots du lexique établi dans le dictionnaire de la langue française. À ce jour, les guides produits par les institutions étatiques n’emploient pas le mot « épicène » pour désigner des stratégies linguistiques minoritaires issues des milieux trans ou non binaires6.

L’adjectif « épicène » est pourtant courant dans un contexte d’ouverture à la pluralité des genres (grammaticaux), y compris aux néologismes issus de certains milieux sociaux féministes, queers et trans. Quelques innovations morphologiques comme les néologismes inclusifs — « auteurices », « celleux », « iels », « illes » — sont normalisées dans des contextes littéraires, communautaires et universitaires, remplaçant le masculin générique lorsqu’il s’agit de désigner des personnes. Par exemple, « iel(s) » est parfois présenté comme un « pronom inclusif » ou comme un « pronom neutre » équivalent au pronom non genré they en anglais.

Ces néologismes peuvent être utilisés comme outils de rédaction épicène si l’on considère que le caractère épicène d’un terme concerne son effet de sens (sens large) plutôt que la marque du genre grammatical (sens restreint). En d’autres mots, même s’ils ne sont pas techniquement des termes épicènes, certains néologismes ont effectivement une fonction épicène. C’est bien à ce titre que « iel » est entré dans Le Robert en novembre dernier, en tant que « pronom personnel sujet (…) employé pour évoquer une personne quel que soit son genre » et non pas en tant que néologisme spécifique à la désignation des personnes non binaires.

Plus encore, dans certaines autopublications et sur les réseaux sociaux, on relève des formulations comme « pronom épicène » ou « genre épicène », où « épicène » se rapporte à des néologismes inclusifs, voire au genre des personnes. Ainsi, au-delà du lexique grammatical et alors même que son sens restreint officiel reste binaire (égale représentation femme/homme), le terme se rapporte aussi à l’inclusion d’une pluralité de genres, pouvant même faire figure de signe de la non-binarité.

Un signe du genre en traduction

Les dynamiques de traduction révèlent ce glissement de la signification du mot « épicène » et la créativité propre aux locutorats francophones concernés7. On le constate par exemple dans certaines traductions effectuées dans une optique (trans)féministe et dans celles qui émanent de contributions non professionnelles ou DIY; on peut penser à la traduction du pluriel épicène they par « iels » plutôt que par le masculin générique « ils », ou encore à l’usage d’un pronom inclusif ou neutre au singulier (« ille », « iel », « ielle », etc.) pour désigner une personne hypothétique.

Cela dit, les propositions épicènes rendent plus visible et audible, en français, la critique du cissexisme et de la binarité des genres formulée par ces groupes marginalisés8. En commentant la normalisation de certains de ces usages, on renforce parfois la généralisation selon laquelle l’anglais serait toujours-déjà plus inclusif, du fait de sa grammaire qui serait plus gender neutral, voire qu’il serait la langue première de l’expression non binaire considérant la plus grande visibilité des célébrités non binaires anglophones. Or, la créativité des locutorats francophones quant au lexique et aux modes d’expression du genre n’a pas attendu le besoin de traduire ou de « rattraper » l’anglais : elle s’exprime depuis plusieurs décennies en ses propres termes face aux contraintes du genrement.

En français plus qu’en anglais, les propositions de signes à la fonction épicène traduisent les connaissances issues des communautés queers, trans, non binaires et féministes, qui sont à l’origine de ces usages et normes émergentes. La mutation du sens d’« épicène » porte la marque de ces contributions.

Loïs Crémier rédige une thèse de doctorat en sémiologie avec concentration en études féministes qui propose une lecture sémiopragmatique de la relation entre théories du genre et pratiques émergentes de rédaction inclusive au Québec francophone des années 2010. Récemment, iel a contribué à l’ouvrage Jeunes trans et non binaires : de l’accompagnement à l’affirmation (Les Éditions du Remue-Ménage, 2021), ainsi qu’à plusieurs publications sur les réalités trans et le langage inclusif pour des organisations comme le Conseil québécois LGBT, le Réseau québécois d’études féministes (RéQEF) et le Bureau de la traduction du Canada.


 


OQLF. "Épicène, neutre, non binaire et inclusif", Dans les coulisses de la langue, Banque de dépannage linguistique.

2 Aussant, Laurent. 2019. "Respecter la non-binarité de genre en français", Blogue Nos langues, Bureau de la traduction.

3 OQLF. « Liste de termes épicènes ou neutres », Banque de dépannage linguistique.

4 Selon l’OQLF (2019), la « rédaction inclusive » désigne plus largement l’ensemble des pratiques qui visent à éviter les discriminations basées sur le sexe ou le genre dans les textes, pratiques qui incluent la rédaction épicène. L’expression « communication inclusive » met pour sa part l’accent sur les situations concrètes de communication verbale et sur les enjeux intersectionnels de la langue, à commencer par l’accessibilité (visuelle, auditive, etc.) et la non-discrimination (racisme, validisme, classisme, etc.). Néanmoins, cette formulation est parfois employée comme synonyme de d’« écriture inclusive » ou de « rédaction épicène », dans des contextes où seule l’inclusion sur le plan du genre est mentionnée. Par exemple, des entreprises qui souhaitent manifester leur ouverture à la diversité des genres utilisent volontiers « inclusif » en ce sens restreint qui ne fait référence qu’aux enjeux de genre.

5 OQLF. « Désigner les personnes non binaires », Dans les coulisses de la langue, Banque de dépannage linguistique.

6 Voir le guide Inclusivement vôtres! de l’INRS Québec (2021), par exemple.

7 Le chercheur Luca Greco (2019) appelle de telles innovations des « stratégies linguistiques DIY [DIY linguistic strategies] ».

8 L’analyse de la traduction des bandes dessinées de Sophie Labelle par Vinay Swamy est intéressante à cet égard (2019). 


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