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Traduction et désinformation scientifique

« A lie told once remains a lie, but a lie told a thousand times becomes the truth. »
– Joseph Goebbels1, homme d’État allemand
proche d’Adolf Hitler, 1847-1945
 
Par Isabelle Lafrenière, traductrice agréée

À l’ère des fake news ou fausses nouvelles et de la communication instantanée, il peut être parfois difficile de distinguer les faits des affirmations qui ne reposent pas sur des méthodes scientifiques rigoureuses. Créationnistes, climatosceptiques et autres adeptes de théories du complot jouissent aujourd’hui d’une tribune extraordinaire à l’échelle mondiale grâce à Internet. Le courant antivaccin, actif depuis l’avènement même des premiers vaccins en Europe au XVIIIe siècle, en est un exemple éloquent. On assiste actuellement à des éclosions de maladies que l’on croyait maîtrisées ou éradiquées. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux cas de rougeole signalés récemment au Québec2 ou à l’épidémie de cette même maladie survenue en France3 de 2008 à 2011. D’ailleurs, dans un article paru en avril 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait considérer la méfiance envers les vaccins, qu’elle attribue essentiellement au phénomène de la désinformation en ligne, comme l’une des dix plus grandes menaces à la santé publique en 20194

Et la traduction dans tout ça?

Si la traduction comme activité professionnelle, mode de communication et outil d’échange culturel joue un rôle indéniable dans la diffusion du savoir, notamment en ce qui concerne les textes scientifiques et techniques, on peut se demander dans quelle mesure elle contribue à diffuser, voire à mondialiser la désinformation scientifique comme le discours vaccinophobe5. Mais d’abord, d’où provient le courant antivaccin? 

Fait intéressant, la source des arguments avancés par les groupes antivaccin remonte aussi loin qu’aux années 1700 et 1800. Grâce aux travaux de certains chercheurs, notamment ceux du groupe Biomettico, dirigé par Sylvie Vandaele, professeure titulaire à l’Université de Montréal, nous savons déjà que certains traducteurs scientifiques du XIXe siècle n’hésitaient pas à intervenir dans le propos des auteurs qu’ils traduisaient, comme ce fut le cas de Clémence Royer dans sa traduction des œuvres de Charles Robert Darwin6 et de Gustave Borginon dans sa traduction des textes de Joseph Lister sur l’antisepsie7. Dans le premier cas, une probabilité exprimée dans le texte de départ (this variability may be partly connected…) devient une certitude (la variabilité est en connexion partielle…). Dans le deuxième cas, le traducteur va jusqu’à omettre une référence à une caractéristique physiologique des microorganismes avancée par Pasteur (But when it had been shown by the researches of Pasteur that the septic property of the atmosphere depended not on the oxygen, or any gaseous constituent, but on minute organisms suspended in it, which owed their energy to their vitality, it occurred to me that…) pour « éliminer un point de discorde qui pourrait nuire à l’acceptation définitive de l’antisepsie ». Borginon traduit ce passage ainsi : « Mais lorsqu’il eut été démontré par les expériences de Pasteur que l’air tient ses propriétés délétères non de l’oxygène ni d’aucun élément gazeux, mais de certains organismes inférieurs en suspension, l’idée me vint… ». Dans les deux cas, les exemples sont nombreux.

D’autres textes scientifiques de l’époque, dans leurs versions originale et traduite, en anglais et en français, méritent d’être cités. Les traductologues connaissent déjà l’existence de traductions de textes vaccinophobes dont le paratexte est très révélateur. Par exemple, l’ouvrage de Georges-Bernard Depping (1784-1853) paru en 1807 et intitulé La vaccine combattue dans le pays où elle a pris naissance est en fait une version française de trois traités médicaux rédigés en anglais par les docteurs Rowley, Moseley et Squirrel. Cet ouvrage8 débute par un « avertissement du traducteur ». En effet, Depping met en garde la France contre l’engouement envers la vaccine comme nouveau genre d’inoculation contre la variole en donnant l’exemple de l’Angleterre. Paradoxalement, il se déclare neutre en écrivant : 

« Sans vouloir m’immiscer dans une aussi grande discussion, qui intéresse toute l’espère humaine, je me bornerai modestement à mes fonctions de fidèle traducteur de trois ouvrages anglais faits par des praticiens respectables, aussi recommandables par leur science que par leur probité. La difficulté de communiquer avec l’Angleterre est cause que je n’ai pu parler d’autres ouvrages qu’on a encore publiés contre la vaccine; mais je pense que ceux que je présente au public suffiront pour l’éclairer dans une affaire qui l’intéresse si éminemment. N’ayant l’honneur d’appartenir à aucune partie de l’art de guérir, je serai absolument neutre dans cette discussion, mais je formerai, avec les personnes sensées de tous les pays, des vœux bien ardents pour qu’on examine cet objet sans partialité et sans prévention, afin de s’assurer si la nouvelle inoculation est préférable à l’ancienne, et si ce qu’on nous offre est un préservatif bienfaisant ou un poison funeste. La lecture de cet ouvrage contribuera, je pense, à résoudre ce problème. »

Ici, le traducteur a délibérément choisi de traduire trois ouvrages médicaux allant dans le sens de son propre point de vue, une forme d’activisme que connaissent bien les traductologues, notamment celles et ceux qui étudient les mouvements de résistance contre le pouvoir colonisateur.

De ce côté-ci de l’Atlantique, dans le cadre de l’épidémie de variole de 1885, « l’antivaccinisme québécois est quasi exclusivement le fait des catholiques francophones. La vaccinophobie à Montréal est d’abord et avant tout une anglophobie. La vaccination est présentée comme une méthode anglaise, une invention du diable forcément anglo-saxon et protestant5. »

Le discours anti-vaccin persiste à ce jour, alimenté par une multitude de sources de désinformation largement diffusée, notamment au moyen de la traduction non professionnelle. En effet, certaines personnes qui se débrouillent quelque peu dans une paire de langues se sentent autorisées à traduire des documents pseudoscientifiques, ce qui contribue à la diffusion à l’échelle mondiale de la désinformation scientifique. Sans la vigilance des langagiers professionnels, on risque de perdre de vue l’authenticité de la science. La sensibilisation à l’importance du professionnalisme est un combat de tous les instants dans toutes les disciplines, une mission à laquelle n’échappe pas la traduction.

  1. Harari, Yuval Noah (2018). 21 Lessons for the 21st Century, New York: Spiegel & Grau (Penguin Radom House LLC)
  2. Site Web du gouvernement du Québec, https://www.quebec.ca/sante/problemes-de-sante/a-z/rougeole/eclosion-de-rougeole/
  3. Guimier, Lucie (2016). Approche géopolitique de la résistance aux vaccinations en France : le cas de l’épidémie de rougeole de 2008-2011, thèse de doctorat soutenue à Paris 8
  4. Barbeau, Bernard, À l’approche de la semaine mondiale de la vaccination, la désinformation persiste, site Web de Radio-Canada, 20 avril 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1163177/semaine-mondiale-vaccination-oms-sante-canada-france-mefiance
  5. Salvadori, Françoise et Laurent-Henri Vignaud, 2019. Antivax : La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, Paris : Vendémiaire
  6. Brisset, A. (2002). Clémence Royer ou Darwin en colère, dans Portraits de traductrices, p. 173-203 Ottawa : Les Presses de l’Université d'Ottawa. Exemple tiré de la page 18
  7. Olivier-Bonfils, D. (2016). Un traducteur médical au XIXe siècle : Gustave Borginon et l’antisepsie. Meta, 61, p. 113-130. Exemple tiré de la page 118
  8. Depping, G.-B. (1807). La vaccine combattue dans le pays où elle a pris naissance, ou traduction de trois ouvrages anglais. Paris : Chez Guiguet et Michaud

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