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Quand les hymnes nationaux se traduisent en fraternité

On parle souvent de la musique comme étant une langue en soi, ou encore comme un phénomène qui transcende les barrières linguistiques. Existe-t-il un meilleur exemple que celui des hymnes dits nationaux?

Par Anastasia Llewellyn

Au cours de l’histoire, on a fréquemment eu recours au recyclage d’airs d’hymnes nationaux. Le cas de God Save the King/Queen, hymne national du Royaume-Uni, a été particulièrement étudié, de ses origines aux multiples adaptations pour les colonies en passant par les parodies créées à des fins politiques. Les Américains se sont notamment approprié l’air sous plusieurs formes, dont la plus connue est My Country ’Tis of Thee.

Il sera ici question d’un phénomène différent : l’emprunt d’un air pour renforcer sa propre langue minorisée. En cette année internationale des langues autochtones (déclarée telle par les Nations Unies), il est intéressant de se pencher sur l’hymne national non officiel d’un pays qui n’a pas le statut d’État, le pays de Galles, et sur l’emprunt de cette chanson dans un contexte de fraternité panceltique.

L’hymne national, symbole d’une histoire commune…

Pourquoi un hymne national pour un pays qui n’est pas un État reconnu? Il ne faut pas sous-estimer l’importance d’un chant qui unit la communauté en forgeant un sentiment d’appartenance et d’identité partagée. Officiel ou non, un hymne peut servir à accroître la conscience nationale ou à rappeler l’importance de l’héritage commun. En particulier, un peuple dont la langue et la culture sont menacées a intérêt à ce que ses membres travaillent ensemble — et quel meilleur cri de ralliement patriotique qu’une chanson rassembleuse?

En fait, de tout temps, les hymnes dits nationaux, même ceux qui ne jouissaient d’aucun statut officiel, ont été des outils symboliques fondamentaux dans l’édification des nations. Ainsi, pour accompagner les efforts de revitalisation des langues et des cultures celtiques à la fin du XIXe siècle, il importait de solidifier le sentiment d’identité et de fraternité en choisissant un chant autour duquel on pouvait se rallier.

… des deux côtés de la Manche

Aujourd’hui, un Gallois qui se trouve en Bretagne n’en croirait peut-être pas ses oreilles en entendant son hymne national chanté avec un vibrant enthousiasme dans une langue étrangère… Étrangère, mais apparentée. Le breton, le gallois et le cornique forment la branche des langues brittoniques, qui regroupe les langues celtiques du sud et inclut aussi le cambrien, langue maintenant éteinte, jadis parlée dans ce qui est actuellement le nord de l’Angleterre et le sud de l’Écosse. Les langues brittoniques se joignent aux langues gaéliques — soit l’irlandais, le gaélique écossais et le mannois — pour ainsi former le groupe des langues celtiques insulaires.

Les Gallois et les Bretons ont en commun le fait de ne pas avoir leur propre État. Bien que le Pays de Galles détienne sa propre Assemblée nationale depuis 1999, il est toujours affilié au Parlement anglais et le God Save the Queen est le chant entonné lors d’évènements royaux officiels. Pour sa part, tout en étant un territoire reconnu comme nation celte par la Ligue celtique et le Congrès celtique, la Bretagne est officiellement une région administrative de la France. En conséquence, ni les Gallois ni les Bretons ne peuvent avoir un hymne national officiel, mais rien ne les empêche d’adopter un chant patriotique de facto. Un chant que tout le monde connaît et partage ne peut que renforcer le sentiment d’unité et d’identité malgré le colonialisme qui persiste.

Un hymne propre aux Gallois…

Examinons tout d’abord l’hymne national gallois. Bien que les détails exacts de sa conception soient flous, les paroles sont attribuées au musicien de profession James James (Iago ap Ieuan) et l’air, à son fils Evan (Ieuan ap Iago). L’hymne, à l’origine publié sous le titre Glan Rhondda (Sur les berges de la Rhondda), aurait été composé en janvier 1856, mais on ne sait pas si c’est l’air qui précède les paroles ou l’inverse.

La diffusion de la chanson découle de l’Eisteddfod (festival de musique et de littérature galloises) de Llangollen en 1858, où Thomas Llewelyn remporte une compétition avec une collection de chants gallois, dont celui-ci. Cela mène à sa publication dans un important recueil de musique de John Owen, musicien, poète et éditeur gallois. Après une prestation de Robert Rees, grande vedette de l’époque, à l’Eisteddfod de Bangor en 1874, le chant gagne en popularité. Dès lors, on l’entend dans des rassemblements patriotiques et il devient l’hymne de facto des Gallois. Bien qu’il porte le titre de Hen wlad fy nhadau (Pays de mes ancêtres) depuis 1860, les paroles n’ont guère changé. On le connaît par ailleurs en anglais surtout sous le titre Land of My Fathers, bien qu’il en existe plusieurs traductions, certaines poétiques, d’autres littérales. Il est toutefois généralement chanté en gallois, même par les Gallois anglophones.

Le statut d’hymne national de Hen wlad fy nhadau est reconnu en 1905, lorsqu’il est entonné par les partisans gallois avant un match de rugby contre les All Blacks de la Nouvelle-Zélande, escouade jusqu’alors invaincue. L’équipe néo-zélandaise entame le match avec un haka et la réponse du public devient la première occasion notée où un hymne national, officiel ou non, est chanté avant une épreuve sportive. Ça semble fonctionner : l’équipe galloise remporte le match 3-0. Depuis, les Gallois interprètent avec cœur le Hen wlad fy nhadau ainsi que d’autres airs patriotiques durant les manifestations sportives.

… jusqu’à ce que les Bretons s’en mêlent!

Plutôt que de choisir une chanson de leur répertoire ou même d’en composer une pour l’occasion, les Bretons choisissent d’emprunter l’air de l’hymne national gallois. Ce choix est logique, étant donné les liens proches entre le gallois et le breton. Le sentiment d’identité et de fraternité panceltiques dépasse les frontières d’une seule langue, et englobe les Celtes des deux côtés de la Manche. De plus, selon la sociologue américaine Karen A. Cerulo, les cultures périphériques sont plus susceptibles d’emprunter un air qui a déjà une certaine popularité, afin de faciliter son intégration.

C’est en 1895 qu’un missionnaire protestant gallois du nom de William Jenkyn Jones introduit l’hymne gallois dans la conscience des Bretons avec une adaptation dans une publication de cantiques sous le titre Doue ha va Bro (Dieu et mon pays). En 1898, François Jaffrennou, grand défenseur de la langue et de la culture bretonnes, publie sa propre version de l’hymne gallois avec comme sous-titre Henvelidigez (Adaptation). Une controverse éclate quant à la paternité des paroles lorsque Jones accuse Jaffrennou de plagiat. On tranche en faveur de ce dernier, mais il est évident que la connaissance du gallois du traducteur est telle qu’il est en mesure d’étudier le texte original, qu’il ne traduit pas littéralement. Tout comme l’original, la version bretonne, Bro goz ma zadoù, traite de la beauté du territoire, du patrimoine musical et, surtout, d’un amour ardent pour le pays. Les deux contiennent un rappel de l’importance de la survie de la langue.

Peu importe les origines des paroles de la chanson, les nationalistes bretons de l’époque voient le patriotisme gallois comme un exemple à suivre et Bro goz ma zadoù est adopté comme hymne national lors du congrès de l’Union régionaliste bretonne en 1903. Jaffrennou propose deux chants, mais celui-ci est choisi, en partie pour solidifier les liens entre les Gallois et les Bretons, en rappelant leur histoire commune. En fait, l’hymne est adopté comme chant national de facto en Bretagne avant de l’être au Pays de Galles. Il n’y a pas de date officielle d’adoption au Pays de Galles, mais le fameux match de rugby de 1905 est considéré comme en étant le lancement.

Un chant qui essaime…

Le même air se retrouve en Cornouailles, avec comme titre Bro Goth agan Tasow, traduction cornique des deux autres titres. C’est un chant patriotique, souvent vu comme un second hymne national, après Trelawny, inspiré d’une chanson folklorique. Si la langue a perdu ses derniers locuteurs natifs, elle connaît tout de même aujourd’hui une renaissance. Récemment, la chanteuse Gwenno a lancé un album de musique entièrement en cornique.

Par ailleurs, résultat d’une importante immigration en Patagonie au XIXe siècle, Y Wladfa (gallois pour « la colonie ») choisit d’adopter comme chant l’adaptation de l’hymne gallois par le poète et harpiste Lewis Evans, l’un des premiers « colons ». Intitulé Gwlad Newydd y Cymry (Nouveau pays des Gallois), il est devenu l’hymne de la communauté gallophone de l’Argentine. Aujourd’hui, on compte trois écoles bilingues espagnol-gallois dans ce pays, et depuis 1997, il existe un programme d’échange entre le Pays de Galles et Y Wladfa, pour assurer la continuité de la langue dans la région.

… une solidarité qui persiste

De nos jours, les liens entre nations celtiques demeurent étroits, chacune appuyant les autres dans leurs efforts de protection de leur langue et de leur culture. Plusieurs organismes, dont certains à vocation politique, travaillent à la promotion des droits des communautés en question. De leur côté, des organismes apolitiques comme le Congrès celtique continuent d’inciter le panceltisme — rebaptisé interceltisme après la Seconde Guerre mondiale. Notons aussi les festivals qui célèbrent la musique celtique, notamment le Festival interceltique de Lorient. Bref, que ce soit l’air d’Evan James qui ait uni ces communautés ou non, il existe aujourd’hui une vive collaboration entre elles.

Anastasia Llewellyn détient une maîtrise en traductologie (recherche) de l’Université Concordia. Son mémoire portait sur la traduction de la Bible vers le gallois en 1588. Elle est actuellement assistante de recherche à Concordia et entamera un doctorat à l’automne 2019.

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