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Petite histoire de L’estaca, chanson contestataire catalane traduite et retraduite

Par Marc Pomerleau, traducteur agréé

1968. Ce chiffre évoque une période d’agitation sociale dans plusieurs régions du monde : Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, étouffé par l’Union soviétique; Mai 68 en France; révolte étudiante au Mexique écrasée dans le sang à Tlatelolco; mouvement des droits civiques ponctué d’émeutes raciales aux États-Unis, etc.

Un peu partout, les étudiants sont à l’avant-scène à l’occasion de ces événements. D’ailleurs, un jeune étudiant d’économie à l’Université de Barcelone, Lluís Llach, termine la composition et l’écriture d’une chanson qui allait être élevée en hymne de contestation sociale dans une Catalogne soumise à la dictature franquiste depuis près de trente ans.

Cette chanson, intitulée L’estaca (Le pieu1), raconte une conversation entre un jeune homme – Llach – et un grand-père nommé Siset, inspiré d’une connaissance de l’auteur. Les deux personnages discutent de la façon de faire tomber un pieu, métaphore de l’oppression sous diverses formes. Les paroles de la chanson, en particulier le refrain, sont en quelque sorte un appel à tous pour faire tomber le régime du général Francisco Franco, ce pieu auquel le peuple est enchaîné : Si estirem tots ella caurà [Si nous tirons tous il tombera].

Censure

L’utilisation d’une métaphore pour dénoncer l’oppression n’est pas fortuite : dans l’Espagne de Franco, les auteurs devaient fournir aux autorités les paroles des chansons qu’ils prévoyaient endisquer. Des censeurs en vérifiaient le contenu afin de s’assurer qu’il respectait les directives, dont celle de ne pas porter atteinte aux institutions de l’État. Le censeur entre les mains duquel est arrivé L’estaca (l’original en catalan et sa traduction obligatoire en espagnol) n’y a vu que du feu, ne se rendant pas compte du lien symbolique entre le pieu et le système politique en place.
Toutefois, la grande popularité de la chanson finit par attirer l’attention du régime, qui décide d’en interdire les paroles en 1969. Au grand dam du franquisme, la prohibition ne fera que propulser la chanson vers de nouveaux sommets. Dès lors, durant ses concerts, la foule exige du chanteur qu’il joue L’estaca; pour contourner la censure, Llach n’en joue que la musique, laissant les spectateurs entonner les paroles interdites. Les censeurs ont donc mythifié la chanson et l’ont convertie en symbole. Qualifié de « traître », de « rouge » et de « séparatiste », et craignant les représailles, Llach finira par s’exiler à Paris de 1971 à 1976. Le malheur de l’exil lui permet cependant de se remettre à la chanson engagée, de l’endisquer, de la jouer en spectacle et de la faire connaître partout en Europe.

Traductions et adaptations

La première traduction de L’estaca, en occitan, sera endisquée en 1972 par l'auteur-compositeur-interprète Patric afin de faire un pied de nez à la censure, selon ses propres dires. Depuis, plus de 250 versions de cet hymne à la liberté ont été enregistrées dans une trentaine de langues2. Parce qu’elle a été écrite en catalan, langue stigmatisée et soumise à des interdictions par le pouvoir central espagnol, la chanson a été traduite dans plusieurs langues régionales ou minoritaires de différents pays, notamment le basque, le breton, le corse, le sicilien, le yiddish et, bien sûr, l’occitan. Toutefois, les versions les plus connues sont celles associées à de grands mouvements sociaux. La version polonaise de Jacek Kaczmarski intitulée Mury [Les murs] (1978), est devenue au début des années 1980 l’hymne officiel du syndicat Solidarność (Solidarité), qui a contribué à renverser le régime communiste dans son pays. D’ailleurs, Mury est devenue si populaire en Pologne que Llach raconte dans une entrevue que lors d’un voyage dans ce pays, des locaux l’ont accusé de vouloir s’approprier leur patrimoine musical3. Quant à la version arabe de Yasser Jradi, intitulée Dima dima [ديما ديما/Toujours toujours] (2003), elle a été reprise par Emel Mathlouthi et fortement diffusée en Tunisie lors de révolution de 2011 qui a fait tomber le président Ben Ali. La version arabe est également jouée dans des événements de soutien aux Palestiniens. Enfin, en Russie, la version du groupe Arkadiy Kots, intitulée Steny [Стены/Les murs] (2012) est devenue populaire après l’arrestation de membres du groupe, qui la chantaient à l’occasion d’une manifestation anti-Poutine à Moscou.

Si L’estaca a fait l’objet de plusieurs traductions en français, deux versions se démarquent nettement, soit L’estaque de Jacques-Émile Deschamps en 1974, reprise par Marc Ogeret en 1976, et Le pieu de Marc Robine parue en 1999. Alors que la version de Deschamps est subtile – le peuple est retenu et veut aller plus loin –, celle de Robine est directe : le peuple enchaîné rêve de liberté.

L’estaca
Lluís Llach

L’estaque
Jacques-Émile Deschamps

Le pieu
Marc Robine

 

 

 

Siset, que no veus l'estaca

As-tu vu je lui demandais

Petit vois-tu ce pieu de bois

a on estem tots lligats?

L’estaque qui nous retient?

Auquel nous sommes tous enchaînés?

Si no podem desfer-nos-en

Si nous ne pouvons le briser

Tant qu'il sera planté comme ça

mai no podrem caminar!

Jamais nous n’irons plus loin.

nous n'aurons pas la liberté.

 

 

 

Si estirem tots ella caurà

Si nous tirons il va tomber

Mais si nous tirons tous, il tombera

i molt de temps no pot durar,

C'est sûr ça ne peut pas durer

Ça ne peut pas durer comme ça

segur que tomba, tomba, tomba,

C'est sûr il tombe, tombe, tombe

Il faut qu'il tombe, tombe, tombe

ben corcada deu ser ja.

Il est déjà bien penché.

Vois-tu comme il penche déjà.

 

 

 

Si jo l’estiro fort per aquí

Si je tire fort par ici

Si je tire fort il doit bouger

i tu l’estires fort per allà,

Et si tu tires fort aussi

Et si tu tires à mes côtés

segur que tomba, tomba, tomba

C’est sûr il tombe, tombe, tombe

C'est sûr qu'il tombe, tombe, tombe

i ens podrem alliberar.

Comme un jour la liberté.

Et nous aurons la liberté.

Extrait de L’estaca et de deux traductions françaises

Appropriation

Comme Llach l’a souvent affirmé, notamment lors de son passage à Montréal à l’automne 2018 dans le cadre du Festival international de la littérature, le public s’est approprié cette chanson au point où l’auteur en a perdu le contrôle, sans qu’il ne s’en indigne. L'estaca a toutefois été reprise à quelques occasions par des gens ou des groupes qui n’avaient pas la faveur de Llach, dont la Police nationale espagnole et le parti politique Podemos.

Toujours d’actualité

Plus de cinquante ans après avoir été écrite et enregistrée, L'estaca est toujours populaire et elle effectue même un retour aux sources. En effet, la chanson est aujourd’hui entonnée lors des manifestations pour le droit des citoyens de décider de leur avenir dans une Catalogne muselée par les autorités espagnoles qui interdisent la tenue d’un référendum sur la question de l’indépendance. Elle est aussi jouée en soutien aux activistes et aux politiciens catalans incarcérés pour avoir organisé des manifestations pro-indépendance ainsi que le référendum non autorisé d’octobre 2017. Tout un destin pour une chanson qui a figuré in extremis sur la face B d’un vinyle il y a un demi-siècle.


Notes
1. Le mot catalan estaca signifie « pieu ». Le mot « estaque » (ou « estache ») existait en ce sens en ancien français. Il est apparenté au français « estacade », qui fait notamment référence à un pont sur pilotis.
2. Le site Chansons contre la guerre répertorie une cinquantaine de versions de L’estaca où l’on peut comparer les paroles originales avec les différentes traductions : www.antiwarsongs.org
3. Voir Vilarnau ci-dessous, p. 59. Le site de la revue de musique Enderrock, qui a publié cette entrevue, propose l’écoute de dix traductions de L’estaca : www.enderrock.cat

Références
Ayats, Jaume et Salicrú-Maltas, Maria. 2013. Singing Against the Dictatorship (1959-1975): The Nova Cançó. Dans Martínez García, Sílvia et Fouce, Héctor, Made in Spain: Studies in Popular Music. Londres/New York : Routledge, p. 28-41.
Boronat, Natàlia. 2013. ‘L'estaca’ russa. El Punt Avui, 8 septembre 2013.
Lebouc, Didier. 2013. L’Estaca grande chanson et petit air entêtant de liberté. Humeurs Mondialisées, 6 mars 2013.
Ledroit, Mathias. 2018. De la Nova Cançó à la Novíssima Cançó. Document de travail. Institut d'études hispaniques, Université Paris-Sorbonne.
Planas, Xevi. 2003. Una cançó que volta el mónVilaweb, 28 décembre 2003.
Pujol i Coll, Josep. 2007. La cançó més transfronterera. Revista de Girona, no 244, p. 11.
Vilarnau, Joaquim. 2018. 50 anys de “L’estaca”. Enderrock, no 275, p. 26-93.

Marc Pomerleau est traducteur agréé et traductologue. Ses recherches portent sur l’histoire de la traduction et sur les liens entre traduction et politique. Sa thèse de doctorat, terminée en 2017, porte sur la traduction indépendantiste en Catalogne. Il enseigne, entre autres, la traduction catalan-français à l’Université de Montréal.


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