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La localisation vidéoludique : réflexion sur l’avenir d’une profession en mutation

Comme la localisation de jeux vidéo semble occuper un espace spatio-temporel différent de la traduction dite « pragmatique », il importe d’en définir les principaux tenants et aboutissants pour prévoir les futures avancées dans le domaine.

Par Ugo Ellefsen

Les analystes prévoient que le marché mondial du jeu vidéo générera 180,1 milliards de dollars de revenus en 2021. Cela représenterait un taux de croissance annuel composé de 11 % par rapport aux revenus engendrés depuis 2012. Bien qu’il s’agisse d’une industrie éminemment volatile, car elle est soumise à l’ire de consommateurs particulièrement investis dans une activité qui est considérée comme un mode de vie par ceux qui la pratiquent, on ne peut rester indifférent devant le potentiel de ce domaine, notamment pour l’industrie de la traduction. En effet, les entreprises spécialisées en localisation de jeux vidéo profitent d’un essor considérable, favorisé par la fragmentation du marché mondial. Ainsi, grâce à ces vents favorables, l’irlandaise Keywords Studio a pu acquérir près de 25 autres fournisseurs de services langagiers depuis 2013 pour atteindre une capitalisation boursière qui équivaut au double de celle du fournisseur de solutions linguistique SDL, ce qui n’est pas peu dire.

Le joueur au centre des préoccupations

Les chercheurs en localisation de jeux vidéo et les professionnels s’entendent pour dire que la traduction vidéoludique laisse davantage de liberté aux traducteurs, car il importe de reproduire une expérience de jeu qui soit adaptée à la culture cible plutôt que de retransmettre exactement le message original du contenu source. Cette approche – parfois nommée « transcréation » – qui vise à rapprocher le produit de la culture d’origine de l’utilisateur a pourtant récemment fait l’objet de critiques chez les consommateurs. En effet, des joueurs mécontents de telles techniques d’adaptation ont manifesté leur mécontentement aux éditeurs de jeux vidéo en clamant que ces derniers censurent le discours durant le processus de localisation. Bien que les réactions de ces consommateurs soient souvent exagérées, l’industrie du jeu vidéo ne peut pas faire la sourde oreille face à elles. En effet, quelques cas récents ont démontré l’influence défavorable des utilisateurs insatisfaits sur la valorisation boursière des plus grandes entreprises de développement de jeux vidéo.

Les éditeurs doivent donc innover en redéfinissant de meilleures pratiques au sein de leur industrie, et la localisation de jeux vidéo ne fait pas exception. Ainsi, un groupe de chercheurs de l’université de Tampere, en Finlande, a déjà produit un corpus de recherche sur la traduction axée sur l’utilisateur, tandis que plus récemment, Ubisoft a entamé une collaboration avec l’Université Laval pour créer des jeux vidéo qui s’adaptent aux émotions vécues par les joueurs. Lors de la conférence d’été 2018 du réseau de données langagières TAUS, les panelistes ont traité de l’importance de changer le paradigme traductionnel et de trouver de nouveaux mécanismes d’évaluation de la qualité en traduction en lien avec cette expérience utilisateur si chère aux concepteurs d’interfaces. C’est donc sur ce point qu’on peut tenter de définir une des principales tendances pour la traduction des jeux vidéo : l’adéquation. Ainsi, puisque la qualité du contenu cible ne peut que s’améliorer si la technologie d’aide à la traduction est judicieusement incorporée aux processus de travail, il faut désormais s’intéresser à l’interaction entre le joueur et la traduction pour s’assurer que cette dernière est juste.

Comme le médium vidéoludique se caractérise par un certain niveau d’interactivité, on peut conclure que c’est le véhicule idéal pour mener à bien des recherches utilisateur en traduction. Ainsi, d’ici 2029, on peut prévoir que le traducteur de jeux vidéo disposera d’information détaillée sur les utilisateurs actuels et potentiels du produit de son travail, ce qui contribuera à guider ses stratégies de traduction. Cette information pourra provenir de nombreuses sources et prendra de multiples formes : des données recueillies par sondage direct, de l’information générale sur les habitudes des consommateurs ou des renseignements recueillis presque à l’insu des joueurs, par exemple le mouvement des yeux ou la fréquence cardiaque. Le traducteur pourra ainsi établir un portrait type de son public afin de mieux cibler sa traduction et peut-être même de l’ajuster en temps réel.

La place de la technologie dans la localisation des jeux vidéo

En raison du lien étroit entre jeux vidéo et technologie, on pourrait supposer que des technologies langagières pointues sont essentielles au bon fonctionnement des projets de localisation vidéoludique et que les traducteurs qui travaillent dans ce domaine doivent utiliser les outils les plus avancés.

En fait, bien que la plupart des localisateurs de jeux vidéo disposent d’outils de traduction assistée par ordinateur, le travail est pour le moment beaucoup moins cybernétisé qu’on le croit. De plus, en raison de son caractère « créatif », la localisation de jeux vidéo, à l’instar de la traduction littéraire, résiste aux assauts de la traduction automatique; certaines expériences avec différents systèmes ont démontré que le processus est chronophage pour des résultats plutôt décevants. Pourtant, on peut prévoir qu’à plus ou moins long terme, la profession intégrera davantage d’outils de technologie langagière pour pallier le manque de contexte et de visualisation du produit fini dont souffre le domaine à l’heure actuelle.

À l’avenir, on pourrait créer des outils qui permettraient d’utiliser des mémoires de traduction et de tester la version cible en temps réel. On peut aussi envisager qu’en 2029, la traduction dite « neuronale » sera monnaie courante presque partout dans l’industrie et qu’elle servira, entre autres, à uniformiser les multiples voix des traducteurs travaillant en équipe à un même projet. Enfin, la traduction automatique neuronale, si elle continue d’évoluer au rythme fulgurant des dernières années, pourrait être utilisée pour traduire du contenu parallèle en lien avec des jeux vidéo particuliers, comme des forums ou des wikis, et ce, sans intervention humaine…

Ugo copieUgo Ellefsen détient une maîtrise en traduction audiovisuelle de l’Université de Roehampton, à Londres, et il poursuit actuellement sa deuxième année doctorale du programme interdisciplinaire en sciences humaines de l’Université Concordia. Son projet de recherche porte sur la conception d’une méthode d’évaluation de l’adéquation en localisation de jeux vidéo et sur l’impact de la traduction sur l’expérience utilisateur. 

 

Références

Diño, Gino, « How Gaming’s Lasting Boom is Fuelling Localization Demand », Slator, 2017, [En ligne] consulté le 27 septembre 2018. URL : https://slator.com/features/how-gaming-lasting-boom-is-fuelling-localization-demand/

Diño, Gino, « Japanese Game Fans to Nintendo: We Want Translated, Not Localized Games », Slator, 2017, [En ligne] consulté le 27 septembre 2018. URL : https://slator.com/features/japanese-game-fans-to-nintendo-we-want-translated-not-localized-games/

Estopace, Eden, « Keywords Just Blew Past SDL’s Market Capitalization », Slator, 2017, [En ligne] consulté le 27 septembre 2018. URL : https://slator.com/financial-results/keywords-just-blew-past-sdls-market-capitalization/

Wijman, Tom, « Mobile Revenues Account for More Than 50% of the Global Games Market as It Reaches $137.9 Billion in 2018 », Newzoo, 2018, [En ligne] consulté le 27 septembre 2018. URL : https://newzoo.com/insights/articles/global-games-market-reaches-137-9-billion-in-2018-mobile-games-take-half/



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