La fiabilité des sources en ligne doit être réévaluée et redéfinie.
Voilà maintenant plus de sept ans que je donne des cours de perfectionnement pour traducteurs en exercice par le biais1 de l’école Magistrad. Cette activité m’a fait découvrir des traits psychologiques fascinants chez mes collègues. Parmi ceux-ci, une obsession qui frise parfois la pathologie : la question « On a-tu le droit ? »
Comme enseignant à l’Université Laval, certes, je me dois d’inculquer à mes étudiants une rigueur que peu d’entre eux possèdent à leur arrivée. Lorsqu’un étudiant justifie une traduction en citant une page Web truffée d’anglicismes et de maladresses, on comprend qu’il faut lui montrer à juger de la validité des sources. Instiller le doute dans l’esprit vierge et présomptueux de la jeunesse, n’est-ce pas au cœur de notre mission d’éducateur ?
Mais lorsque, dans un cours de Magistrad, je recommande de lire activement des sites Web « bien écrits » pour trouver des tournures idiomatiques et inspirantes et que des traducteurs d’expérience viennent ensuite me voir pour me demander : « Pourriez-vous me recommander des sites fiables ? », je me dis que le doute peut aussi avoir quelque chose de pathologique. Un traducteur professionnel devrait être capable d’évaluer lui-même la qualité d’un site qu’il visite.
Mais surtout, le traducteur professionnel doit comprendre et accepter qu’il n’y a pas (toujours) d’absolu dans le domaine de la langue.
Qu’il s’agisse des étudiants universitaires qui se préparent à l’examen final ou des traducteurs en exercice qui appréhendent les réactions de leur réviseur, j’ai l’impression que tout le monde cherche un moyen de se dégager de toute responsabilité, un moyen de pouvoir dire : « Je l’ai trouvé là, donc c’est bon. »
Il y a certes des sites plus fiables et mieux écrits que d’autres, mais au bout du compte, c’est au traducteur de juger de l’intérêt d’une tournure, et à le faire en professionnel, c'est-à-dire non pas dans l’absolu, mais en fonction de variables changeantes : le ton du texte qu’il traduit, son destinataire, les préférences du client, les particularités de la phrase, etc.
Au fil des ans, mon expérience de théoricien et de praticien de la traduction – et d’amoureux de la langue – m’a amené à cultiver deux principes qui semblent étrangers à la façon de penser de bien des traducteurs francophones au Québec.
Ainsi, alors que Circuit me demande un article sur les « sources fiables », voilà que je remets carrément en question le besoin même de fiabilité. Il ne s’agit pas d’évacuer ce souci, marque de professionnalisme. Mais plutôt de prendre conscience de sa forme hypertrophiée, afin de le relativiser, non pas pour le puéril plaisir de s’affranchir des règles, mais pour le plaisir sain d’aimer et d’exploiter la langue dans toute sa richesse.
Non, je ne vous recommanderai pas un site en particulier. Je ferai pire : je vais parler, pour conclure, de la recherche de fréquence sur Google. Chaque fois que j’en parle, il y a quelqu'un pour faire valoir que les statistiques de Google ne sont pas « fiables », que leur mode de calcul est obscur, que les résultats sont apparemment capricieux, et qu’on ne peut utiliser comme corpus de recherche « tout ce qui s’écrit », sans tri préalable3. En tant que professionnel de la langue, comme vous, je sais dans quoi je mets les mains quand je fais une recherche générale dans Google. Mais quand je révise un traducteur qui a écrit « nous comptons une équipe spécialisée en informatique » et qu’une recherche dans Google me renvoie 2 000 occurrences de « nous comptons une équipe » contre 2 000 000 pour « nous avons une équipe », j’ai en assez pour conclure que mon intuition était fondée : cette tournure n’était pas naturelle. Elle a été induite par la volonté irréfléchie d’éviter le verbe avoir à tout prix. Mais attention : il ne s’agit pas ici d’une soumission aveugle à Google ; il s’agit d’un jugement que j’ai porté à partir de mon intuition éclairée de langagier et d’amoureux de la langue, et que j’étaye au moyen d’un outil imparfait mais objectif (M. Google ne se serait jamais douté que je lui poserais cette question en ramassant ses données). Et il ne s’agit pas non plus d’entraver le traducteur dans l’usage de sa langue ; il s’agit de le débarrasser de ses scories de traducteur, autrement dit des travers langagiers qui viennent spécifiquement4 de son activité traduisante, et qui l’éloignent de notre but à tous : produire un texte authentique, qui ne sent pas la traduction.
François Lavallée est président de Magistrad, école de perfectionnement en traduction, et vice-président à la qualité et à la formation d’Edgar, cabinet de traduction ayant son siège à Québec. Auteur du guide de traduction Le traducteur averti, il enseigne à l’Université Laval depuis 2002.