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Les hauts et les bas de la vie d’un pigiste

Dans le cadre de ce numéro sur le travail autonome, Circuit a rencontré François Racine, traducteur que les hasards de la vie ont conduit à devenir pigiste et qui, à la veille de la retraite, nous parle de son expérience et de l’évolution du milieu au cours des vingt-cinq dernières années.

Propos recueillis par Isabelle Veilleux, traductrice agréée

Circuit : La traduction est pour vous une seconde carrière, que faisiez-vous avant?
François Racine : J’étais technicien en électronique, mais je ne trouvais plus mon emploi stimulant. Quelqu’un m’a suggéré la traduction. L’idée a fait son chemin et au début des années 1990 j’ai obtenu mon diplôme. Après un stage dans un petit cabinet, j’ai commencé à travailler à cet endroit, puis j’ai passé l’examen d’agrément… Bref, j’étais devenu traducteur.

C. : Vous n’étiez pas pigiste, à ce moment-là…
F. R. : Non, mais après quelque temps, comme le cabinet où je travaillais avait décidé de ne plus avoir d’employés et de ne traiter qu’avec des pigistes, je suis tout à coup devenu travailleur autonome. Je devais donc trouver des clients. J’ai fait ma première prospection par la poste. Pour me démarquer, plutôt que d’envoyer la traditionnelle lettre, j’ai envoyé un dépliant. C’était au début de la démocratisation de l’informatique, et on pouvait dorénavant faire soi-même des mises en page. Je dois dire qu’avec Word Perfect ça prenait de la technique (et de la patience) pour arriver à quelque chose! Mais mon offre de service a été remarquée par le directeur du service de traduction d’une grande banque, laquelle est devenue mon plus gros client pendant plusieurs années. 

En raison de ma profession antérieure, je pensais que je traduirais dans le domaine de l’électronique, mais le hasard a voulu que ce soit dans le domaine bancaire et les sujets connexes que j’ai fait toute ma carrière. 

C. : À quoi ressemblait le quotidien à vos débuts?
F. R. :
Bien sûr, c’était l’époque glorieuse du télécopieur, et pour livrer les traductions, j’utilisais le modem. Avec la banque, j’étais invité à aller travailler sur place à l’occasion pour consulter les ouvrages de référence, par exemple d’anciennes versions des documents. Je devais aussi parfois me déplacer jusqu’aux bureaux du gouvernement fédéral pour obtenir des formulaires.

C. : Vous avez connu les débuts des mémoires de traduction. Avez- vous vous-même vu les possibilités de cet outil ou est-ce la pression exercée par clients qui vous a amené à les utiliser?
F. R. :
J’avais au départ un intérêt pour la technologie et déjà, avec Word Perfect, j’utilisais ce qu’on appelait l’indexeur. Mon plus gros client disposait d’un autre système plus perfectionné d’indexage, puis a commencé à utiliser une mémoire de traduction. Pour continuer à faire affaire avec lui, il a fallu que je le fasse aussi, mais je ne l’ai pas senti comme une pression; j’y voyais simplement un outil utile. À l’époque, on travaillait avec leur outil interne, soit SDLX, qui a par la suite été vendu à l’extérieur. Il s’agit en fait de l’ancêtre de Studio SDL. 

C. : En quoi votre travail s’est-il transformé au fil des années?
F. R. :
Mon travail est de plus en plus technique. Pas pour ce qui est de la traduction elle-même, mais pour tout ce qui l’entoure. Comme pigiste, il faut savoir tout faire en ce qui a trait à l’informatique. Il y a beaucoup de transformation de fichiers à effectuer, par exemple convertir des PDF en Word, puis les retravailler, pour des résultats parfois lamentables… Bref, le travail est devenu très technique ou technologique.

Par ailleurs, avec l’usage de plus en plus répandu des mémoires de traduction ou des systèmes d’indexation, les textes qu’on reçoit comme pigiste sont souvent déjà à moitié traduits. Il n’est plus possible de s’approprier le document. Il faut rester dans le style des parties récupérées qui, parfois, proviennent de textes différents. On est souvent obligé de coller davantage aux mots – amalgamer des phrases devient périlleux parce qu’avec les systèmes informatiques, l’appariement va être détérioré. Notre travail est donc parfois entravé par les mémoires. C’est surtout de cette façon que les choses ont changé, à mon avis. 

C. : Les mémoires sont-elles devenues un fardeau pour les pigistes?
F. R. :
On a perdu beaucoup d’autonomie en tant que producteurs. Même si les mémoires ont des avantages — on ne veut pas réinventer la roue : par exemple, dans certains manuels d’utilisateurs, une grande partie du matériel existe déjà ailleurs —, je garde une certaine nostalgie d’une forme de traduction plus créative, comme je la pratiquais à mes débuts. Cela dit, pour les diplômés de fraîche date, c’est différent : le monde de la traduction tel qu’il est actuellement est le seul qu’ils connaissent et ils s’y sentent parfaitement à l’aise.

Je trouve par ailleurs dommage que les pigistes doivent aujourd’hui investir dans la technologie alors qu’au bout du compte, ce n’est pas eux qui en profitent. Bien souvent, le tarif consenti par les donneurs d’ouvrage est modulé en fonction des gains de productivité que permettent les outils d’aide à la traduction. Les pigistes paient pour les logiciels, les mémoires et toutes sortes d’autres outils, pour pouvoir être plus performants… et moins rémunérés. 

C. : La place que vous occupiez au sein du marché a-t-elle changé?
F. R. :
Le marché a évolué. Pour ma part, la banque avec laquelle je collaborais avait un important service de traduction, et c’était un des gros donneurs d’ouvrage en traduction. À la fin des années 1990, toutefois, le service a décidé de ne plus traiter avec des pigistes individuels, juste avec des cabinets de traduction, pour ne plus avoir à faire le travail de coordination. Je l’ai donc perdue comme client direct et je me suis retrouvé à faire de la pige pour le cabinet qui a hérité des dossiers que je connaissais. Par la suite, la banque a carrément fermé son service de traduction et a commencé à faire affaire avec de très gros cabinets, et j’ai perdu ce client de vue alors qu’il avait été mon principal gagne-pain pendant une quinzaine d’années.

C. : Avez-vous déjà songé à laisser la pige pour redevenir salarié?
F. R. :
L’avantage de la pige, c’est qu’on peut travailler matin, midi et soir, et l’inconvénient, c’est qu’on peut travailler matin, midi et soir… Blague à part, il y a toujours de l’incertitude rattachée au statut de pigiste, mais je n’ai jamais voulu renoncer à la liberté que me donnait la pige pour ce qui est de l’organisation de mon temps. Le moment où je travaille, c’est ma décision, je n’ai pas de compte à rendre à cet effet… tant que je respecte les échéances.

C. : Quels conseils donneriez-vous à des traducteurs débutants qui envisagent de travailler à la pige?
F. R. :
Je dirais, premièrement, de ne pas le faire seul; de se trouver un réviseur ou un partenaire traducteur, ou encore de travailler d’abord en cabinet pendant un certain temps. Pour ma part, si je n’avais pas commencé en cabinet, je crois que je me serais cassé la figure, parce que c’est vraiment là que j’ai appris comment travailler dans le vrai monde. Donc, premier conseil : ne pas commencer tout seul.

Deuxièmement, diversifier sa clientèle; ne pas compter sur un seul gros donneur d’ouvrage, erreur que j’ai moi-même faite. Il faut plutôt essayer d’avoir plusieurs petits clients, des clients directs, avec qui on peut avoir une plus grande marge de manœuvre pour négocier les tarifs. 

Ce qui m’amène à mon troisième conseil : bien penser au tarif qu’on demande au départ, parce qu’il n’est pas facile de l’augmenter par la suite!


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