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L’OTTIAQ a mis en place un programme d’encouragement à l’excellence qui consiste à publier dans ces pages la meilleure communication d’un participant à un colloque étudiant sur la traduction organisé par une université québécoise dont le programme est reconnu par l’Ordre. Le gagnant est déterminé par le Comité scientifique du colloque et il reçoit, en outre, une inscription gratuite d’une année comme étudiant inscrit.

Voici le texte de Marc Pomerleau qui lui a valu le prix pour la meilleure communication à l’occasion de la Journée d’études en traduction qui s’est tenue à l'Université de Montréal en 2014.

Des traducteurs activistes en Catalogne

Par Marc Pomerleau

Depuis 2010, les relations entre l’Espagne et la Catalogne sont à couteaux tirés. Dans la foulée d’une querelle constitutionnelle – à laquelle s’ajoutent d’autres désaccords –, l’indépendantisme a pris de l’ampleur au sein de la population. En 2012, dans ce contexte tendu, divers acteurs de la société civile ont fondé l’Assemblée nationale catalane (ANC) afin de mener à bon port le projet d’indépendance politique. En plus d’être représentée géographiquement par des assemblées territoriales régionales (Gérone, Tarragone, etc.) et extérieures (Pays basque, France, Québec, etc.), l’ANC est divisée en assemblées sectorielles (historiens, entrepreneurs, immigrants, etc.). Pour leur part, les langagiers se sont mobilisés en créant l’Assemblée sectorielle professionnelle Traducteurs, correcteurs, interprètes et transcripteurs pour l’indépendance (TCITxI)1.

Les origines

Dans une entrevue qu’elle nous a accordée en juin 2015 à l’Antic Teatre de Barcelone, la coordonnatrice des Traducteurs pour l’indépendance (pour faire plus court) Esther Roig précise que dès la création de l’ANC en 2012, elle et un groupe de traducteurs en sont venus à la conclusion qu'ils devaient s'impliquer d'une façon ou d'une autre. À l’origine, ils voulaient discuter de l’organisation de la profession dans un état indépendant. Peu à peu, et au fil des demandes formulées par l’administration centrale de l’ANC et d’autres assemblées sectorielles, la traduction et la révision de documents se sont imposées comme principales activités du groupe, qui offre également des services de rédaction, d’interprétation et de transcription2.

Dans leur manifeste, les Traducteurs pour l’indépendance lancent un appel aux professionnels de la langue et à toutes les associations du secteur pour qu’ils se joignent à eux en appuyant l’indépendance et en participant au processus en cours, parce que « l’indépendance de la Catalogne est une condition indispensable pour la survie du catalan »3. Sur son site Web ANC Llengua le groupe indique qu’il ne faut pas laisser passer ce moment historique et qu’il faut mettre les professions langagières au service du processus d’indépendance. Concrètement, il s’agit pour eux de « diffuser les raisons qui justifient le bien-fondé de la création d’un État propre et indépendant pour la Catalogne », « traduire du catalan vers d’autres langues les documents de l’ANC », « traduire en catalan ce qui se dit du processus catalan dans la presse d’Europe et d’autres continents », « veiller à la correction linguistique des textes produits par l’ANC » et « compiler et, au besoin, créer la terminologie propre au processus d’indépendance »4. En somme, précise-t-on sur le site Web, les Traducteurs pour l’indépendance veulent mettre leurs « aptitudes de médiateurs culturels à contribution dans le cadre du projet global de l'ANC », c’est-à-dire l’indépendance de la Catalogne.

Par ailleurs, et comme nous l’a indiqué madame Roig, l’Assemblée sectorielle veut « participer à la définition du nouvel État catalan pour que les normes qui le régissent facilitent l’exercice de la profession. Il faut discuter de comment se structurera et s’organisera la profession au sein du futur État catalan ». Voilà notamment ce que faisait valoir le journaliste Josep Maria Pasqual dans un article publié en 2012 : en cas d’indépendance de la Catalogne, il faudra créer les structures officielles régissant l’interprétation et à la traduction, dont l’agrément, réguler les questions linguistiques liées à la représentation internationale de la Catalogne, mettre en place un bureau de traduction, bâtir un nouveau corpus juridique, etc.5 De plus, si une Catalogne indépendante venait à faire partie de l’Union européenne, le catalan deviendrait langue officielle des institutions européennes. Un travail de traduction colossal en devenir. Notons qu'à ce jour, seuls les Traducteurs pour l’indépendance ont abordé la question de l’organisation de la profession en cas d’indépendance : ni l’Association professionnelle des traducteurs et interprètes de Catalogne (APTIC)6 ni l’Association des traducteurs et interprètes assermentés de Catalogne (ATIJC)7 ne se sont prononcées ouvertement sur le sujet.

Qui sont-ils?

Roig indique que toute personne intéressée peut faire partie des Traducteurs, correcteurs, interprètes et transcripteurs pour l’indépendance, soit à titre de membre ou de sympathisant. Pour être officiellement membre de l’Assemblée sectorielle, il faut être membre de l’Assemblée nationale catalane, puis remplir un formulaire en ligne qui consiste essentiellement à indiquer ses coordonnées, sa profession et ses langues de travail. À ce jour, l’Assemblée sectorielle compte plus de 350 membres et sympathisants et l’immense majorité d’entre eux sont des traducteurs professionnels. Bien que la plupart des membres résident en Catalogne, il y en a dans le monde entier. Parfois, précise Roig, « ce sont des gens qui ont habité ici et qui sont retournés dans leur pays d’origine, mais qui connaissent la situation et s’y intéressent ». En cas de besoin pour des langues moins répandues en Catalogne, comme le chinois, l’hébreu ou le tamazight, Traducteurs pour l’indépendance lance un appel à ses partenaires, par exemple l’Assemblée sectorielle des immigrants pour l’indépendance ou les communautés catalanes de l’extérieur. Il arrive que pour certaines langues, il soit difficile de trouver un traducteur et un réviseur. Alors on demande à un Catalan qui maitrise la langue cible de faire la révision : « parfois, il faut trouver des façons de faire créatives. Par exemple, pour les textes en bulgare, un proche qui a vécu en Bulgarie quelques années fait la révision des textes traduits dans cette langue. » Les réseaux personnels sont donc également mis à profit.

En somme, dans certains cas, il faut parfois se résoudre à faire appel à un traducteur amateur. Toutefois, précise-t-elle, les textes sont tous appelés à passer par la révision : « Le contrôle de la qualité se fait notamment en fonction du traducteur. C’est-à-dire que le travail de certains de nos traducteurs n’exige pas une révision en profondeur, tandis que celui d’autres oui. »

Le travail

Les mandats arrivent généralement de l’ANC et des autres assemblées sectorielles. Parfois d’autres organisations formulent des demandes, par exemple le Cercle d’affaires catalan ou la Plateforme pour la langue. Toutefois, ajoute Roig, le groupe travaille en priorité sur les textes de l’ANC. Le choix des langues de traduction relève essentiellement du donneur d'ouvrage : « Quand une assemblée sectorielle demande une traduction, elle sait qui est son public cible. »

Les Traducteurs pour l’indépendance travaillent avec une vingtaine de langues. Dans bien des cas, les clients demandent des traductions en allemand, anglais et français, en plus du catalan et de l'espagnol, évidemment. Toutefois, pour des motifs divers, il arrive que le client demande une traduction pour un public bien précis, d'où la production de documents en arabe, en basque, en norvégien ou en quechua. En ce qui concerne les langues européennes « de pouvoir » comme l’allemand, l’anglais, le français, l'italien ou le néerlandais, il s’agit généralement de traductions destinées au public « externe ». Par exemple, l’ANC a produit de nombreux tracts à l’intention des touristes et autres personnes de passage (gens d’affaires, étudiants étrangers, congressistes). Aux titres évocateurs comme Connaissez-vous la Catalogne? et Que se passe-t-il en Catalogne?, ces documents expliquent la situation politique en Catalogne, du point de vue de l'ANC évidemment. On peut y lire, par exemple, que « le peuple catalan souhaite que ses droits démocratiques soient reconnus », que « la Catalogne est un pays historique avec ses propres langue, traditions et lois » et que « le peuple catalan veut simplement voter pour décider de son avenir ». La plupart de ces tracts contiennent un code-barres 2D qui redirige les lecteurs vers des sites au contenu plus détaillé. Les différents tracts sont distribués stratégiquement en fonction de l’origine et de la langue des gens qui fréquentent tel ou tel endroit. Par exemple, ce ne sont pas nécessairement les mêmes documents qui sont distribués à la Sagrada Família et au Camp Nou, le stade de soccer du Barça. Et le choix des langues n'est pas le même : le japonais est évidemment présent à la Sagrada Família, alors qu'au stade de foot, tout dépend des clubs en présence : à l'occasion du match de la Ligue des champions entre le Barça et Manchester City le 12 mars 2014, ce sont 2000 tracts en anglais qui ont été distribués. En plus d'expliquer aux amateurs anglais en quoi le FC Barcelone est « plus qu’un club », le document présentait le « processus démocratique et pacifique en faveur de l’indépendance promu par la société civile. »8

Bien que l'ANC souhaite sensibiliser les étrangers à la situation politique catalane, Roig précise que la majorité des traductions de l’organisation sont faites pour le marché local. En effet, certains documents sont traduits en arabe, bulgare, chinois, ourdou, punjabi, roumain, tamazight, turc ou wolof, des langues arrivées pour la plupart en Catalogne avec les récents flux migratoires. On veut donc convaincre les immigrants de se ranger du côté des indépendantistes. Roig souligne toutefois que les Traducteurs pour l’indépendance sont autonomes, comme toutes les assemblées sectorielles d’ailleurs : « Si nous voulons préparer un document ou organiser un événement, nous sommes libres de le faire. Si on pense qu’il y aura des Chinois, on traduit le document en chinois sans avoir à demander la permission à qui que ce soit. »

Difficultés

Les Traducteurs pour l'indépendance n'évoluent pas dans un monde à part et font face aux mêmes problèmes que les langagiers en général. Roig indique qu’il n'est pas facile de faire comprendre aux diverses organisations que la qualité de la langue passe par une révision minutieuse : « Elles sont souvent pressées et veulent passer chez l'imprimeur au plus vite », dit-elle. Il arrive donc que des documents imparfaits soient imprimés. Pour pallier en partie ce problème, mais aussi pour aiguiller ses membres, l’Assemblée sectorielle a produit un guide stylistique. Celui-ci aide à uniformiser les textes, tant au niveau du style que de la terminologie. Parfois, le problème réside dans le discours même. Selon le traducteur pour l'indépendance Miquel Strubell, qui est également directeur de la Chaire de multilinguisme à l’Université ouverte de Catalogne, les membres de l'Assemblée sectorielle ont également comme mission de convaincre les rédacteurs de ne pas écrire des textes à saveur populiste ou pamphlétaire et d’utiliser une langue dépourvue d’« adjectifs incendiaires qui divisent le monde entre bons et méchants ». Il en va, selon lui, de la crédibilité du discours indépendantiste9.

Évidemment, le fait que toutes les communications soient virtuelles pose également problème : « Il est difficile de rendre la participation active et d’organiser des réunions. C’est pour ça que nous avons un groupe de coordonnateurs. C’est aussi une question financière : les gens ne sont pas rémunérés. Et quand tu ne payes pas, tu ne peux pas garantir à 100 % la fiabilité. C’est le propre même des organisations qui fonctionnent grâce au bénévolat. »

Le traducteur engagé/activiste et la traductologie

Comme nous le rappelle Yves Gambier dans l’article Réseaux de traducteurs/interprètes bénévoles10, il existe de nombreux groupes ou réseaux semblables, qui souvent veillent à promouvoir certaines valeurs et idéologies, par exemple Traducteurs pour la paix, Traducteurs sans frontières et Tlaxcala, le réseau des traducteurs pour la diversité linguistique. Selon Mona Baker, les traducteurs activistes réfutent l’idée reçue que les traducteurs sont passifs et non interventionnistes. Elle ajoute que, depuis la fin des années 1990, les traducteurs et interprètes forment des « communautés de résistance », notamment en raison d’un « environnement politique de plus en plus turbulent »11. Selon Siobhan Brownlie, auteure de l’entrée « Committed approaches and activism » du Handbook of Translation Studies de John Benjamins, ces nouveaux groupes de traducteurs activistes ne ressemblent pas à ceux d’autrefois : ils s’inscrivent dans des mouvements supranationaux, tirent largement profit des technologies de l'information et de la communication, et ont une identité propre forte (nom officiel, manifeste, etc.)12. Les Traducteurs pour l’indépendance cadrent parfaitement dans ce modèle : quoique majoritairement en Catalogne, ils sont dispersés dans le monde entier; ils travaillent essentiellement en ligne, possèdent un site Web assorti d’un blogue, ainsi qu’un compte Twitter; ils ont un nom officiel, un logo, un manifeste, etc.

Bref, que la Catalogne obtienne ou non son indépendance un jour, les langagiers auront eu leur mot à dire (ou plutôt à écrire) dans cette grande bataille politique.

1Traductors, Correctors, Intèrprets i Transcriptors per la Independència.
2 Marc Pomerleau, Entrevue avec Esther Roig, Barcelone, 24 juin 2015, 28 minutes.
3 ANC Llengua, « Manifest TCITxI pel català », Traductors, Correctors, Intèrprets i Transcriptors per la Independència, 2014. Consulté le 25 septembre 2015, https://ancllengua.wordpress.com/2014/11/03/manifest-tcitxi-pel-catala.
4 ANC Llengua, « Sobre la Sectorial », Traductors, Correctors, Intèrprets i Transcriptors per la Independència, 2012. Consulté le 25 septembre 2015, https://ancllengua.wordpress.com/about/
5 Josep Maria Pasqual, « Traductors per la independència », El Punt Avui, 3 octobre 2012, p. 23.
6 Associació Professional de Traductors i Intèrprets de Catalunya.
7 Associació de Traductors i Intèrprets Jurats de Catalunya.
8 Catalan Foreign Assemblies, « From Camp Nou to the world: Do you enjoy watching Barça? » Assemblée nationale catalane, 11 mars 2014. Consulté le 22 août 2014, http://catalanassembly.org/2014/03/11/from-camp-nou-to-the-world-do-you-enjoy-watching-barca.
9 Miquel Strubell, « Traduint (i corregint) el procés », Tribuna.cat. 2 septembre 2013.
10 Yves Gambier, « Réseaux de traducteurs/interprètes bénévoles », Meta, volume 52, numéro 4, décembre 2007, La traduction et les études de réseaux, sous la direction de Hélène Buzelin et Deborah Folaron p. 658-672.
11 Mona Baker, « Resisting state terror: Theorizing communities of activist translators and interpreters », Globalization, Political Violence and Translation, sous la direction de Esperança Bielsa et Christopher W. Hughes, Palgrave Macmillan, 2009, p. 222-242. 
12 Siobhan Brownlie, « Committed approaches and activism », Handbook of Translation Studies, volume 1,  sous la direction de Yves Gambier et Luc van Doorslaer, John Benjamins, 2010, p. 45-48.


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