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Oser écrire et traduire « ce qui ne se dit pas » : la queerisation comme outil de décolonisation en contexte franco-canadien 

Par Kathryn Henderson, Université Concordia

Lorsque vient le moment de traduire des textes autochtones abordant des réalités qui échappent au binarisme homme-femme imposé par les colonialismes canadiens et québécois, on prend rapidement conscience que la décolonisation littéraire et politique devra passer par la queerisation1 de notre langue. Ce travail de traduction a, en fait, déjà été entamé par plusieurs autochtones qui parviennent à rendre hommage à leurs langues ancestrales tout en se frayant un passage parmi les lettres anglaises.

L’œuvre de l’écrivaine michi saagiig nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson est particulièrement édifiante à ce sujet. L’artiste et chercheuse théorise les bases d’une pensée anishinaabe qui recentre la question du genre comme vecteur principal de la résurgence des peuples autochtones. Dans son ouvrage le plus récent, As We Have Always Done (University of Minnesota Press, 2017), Simpson prend comme point de départ une méthodologie axée sur son expérience en tant que kwe. Simpson refuse de traduire « kwe » par « woman », car pour elle, ce mot dépasse les notions réductrices de la féminité érigées par le colonialisme et évoque plutôt une variance dans le genre qui a de tout temps existé au sein des communautés anishinaabeg2. Lorsqu’elle utilise le contournement et l’alternance des pronoms genrés, selon le cas, l’auteure ne vise pas tant à refondre la langue anglaise qu’à l’imprégner d’anishinaabemowin. En effet, en anishinaabemowin, les pronoms ne sont aucunement genrés et un éventail de mots peut servir à décrire une diversité d’expériences débordant du cadre binaire homme-femme3. Dans la période précédant la colonisation, le maintien de la cohésion sociale au sein des communautés anishinaabeg n’allait donc pas de pair avec la régularisation des pratiques sexuelles ou des identités de genre. Simpson va jusqu’à déclarer que « [...] la pensée nishnaabeg est queer », le langage posant comme reflet d’un mode de pensée et d’une organisation sociale valorisant l’agentivité individuelle4.  

La question du pronom personnel sujet : des possibilités multiples

On ne peut en dire autant de la langue française. Celle-ci est, comme nous le savons, éminemment genrée et tant l’histoire de la République que celle de ses colonies ne sont point reluisantes en ce qui a trait à la reconnaissance et l’inclusion des réalités queers. En outre, du côté francophone, les avancées en matière de féminisation renforcent souvent le binarisme des genres. Le paradoxe surgit notamment lors de l’emploi de doublets complets, comme lorsqu’on s’adresse aux « traducteurs et traductrices » ou aux « auteurs et autrices ». Entre ces deux pôles identitaires, rien qui subsiste, ou du moins, rien qui ne vaille la peine d’être prononcé5. Toutefois, de plus en plus de stratégies qui visent à assourdir ce binarisme émergent6. Il reste que parce qu’elles ne sont pas suffisamment recensées, ou parce que le discours queer au sein duquel elles sont véhiculées se retrouve dans l’angle mort de nombres de féministes, l’emploi de ces stratégies en traduction demeure peu répandu.

Examinons ici la question du pronom personnel sujet de la troisième personne puisque c’est celui-ci qui assigne une identité de genre, assignation qui échoue parfois à contenir l’identité vécue et ressentie par la personne dont il est question. Tandis qu’en anglais, l’emploi du pronom singulier « they » s’impose de plus en plus quand on parle d’une personne non-binaire ou d’un groupe mixte, il ne semble pas y avoir, à première vue du moins, de solution en contexte francophone qui serait aussi facilement accessible. D’autant plus qu’en 2017, soit deux ans après que l’Académie suédoise ait entériné l’adoption du néologisme « hen »en tant que pronom non-genré, l’Académie française, elle, s’indignait à nouveau, à coup de déclarations alarmistes, de toutes tentatives visant à rendre l’écriture un tant soit peu inclusive7.

Dans un article de 2017 sur la traduction des littératures autochtones, Dalie Giroux, professeure agrégée d’études politiques à l’Université d’Ottawa, nous encourage, plutôt que de céder au discours sclérosant de la pureté langagière, à exhumer les variantes que l’on tend à refouler au profit de la standardisation et de l’émulation de l’ancienne métropole. D’ailleurs, Leanne Betasamosake Simpson elle-même revendique une appartenance à ces registres de l’intimité, ce lieu trop souvent dévalué où sont traditionnellement transmises les histoires8. C’est dans cette perspective que l’autrice de ces lignes a voulu proposer, dans un exercice de traduction d’un récit de Simpson, la traduction du pronom collectif « they » par « i », ce pronom neutre de la troisième personne du pluriel, forme répertoriée du « vieux » français, mais peu souvent soulignée, étonnamment, lorsqu’on parle des parlers québécois. Depuis le XVIIe siècle déjà, « cela ne se dit pas », de dire « i » pour référer à un groupe mixte ou un groupe exclusivement féminin (par exemple, « Françoise et Michelle, i s’entendent bien. »), et pourtant, cela se dit encore tous les jours, chez Michel Tremblay, dans votre propre entourage, ou chez les autochtones francophones du Québec9.

Il faut toutefois reconnaître que l’emploi du « i » n’est pas toujours une stratégie adéquate et que ce pronom ne peut tout régler. Que faire notamment du « they » singulier que Simpson emploie sciemment dans As We Have Always Done afin de mettre en scène un enfant anishinaabe non-binaire? Une traduction qui veut contribuer à queeriser notre langue, en continuité avec le propos et le travail de Simpson, se devrait d’envisager le recours à la myriade de néologismes que le mouvement queer propose depuis un bon moment déjà. L’emploi des pronoms iel, ielle, ille, ya, yel, ol ou ul, lesquels se déclinent d’ailleurs tous au pluriel, en fera certes sourciller plusieurs. Soulignons cependant qu’avant l’arrivée des colons en Amérique, la représentation des individus non-binaires n’aurait aucunement été perçue comme un acte de résistance, pour la simple raison que c’est la colonisation qui a mené à la répression de leur réalité. Le problème ne surgit donc en effet qu’en traduction, du passage d’un régime linguistique et politique anishinaabe au régime colonial anglophone ou francophone. En outre, comme la masculinisation de la langue française et sa reféminisation actuelle le démontrent, le musellement de ce qui s’exprime en dehors du binarisme des genres procède de rapports de pouvoir s’inscrivant dans des contextes sociohistoriques spécifiques. La suppression du terme « autrice » ou d’autres noms de profession qui, jusqu’au XVIIe siècle, se déclinaient aisément au féminin servait ainsi à s’assurer que le savoir et le pouvoir demeurent une chasse gardée masculine10. Il y avait pourtant des femmes prenant la plume ou remplissant nombre de fonctions par la suite dépouillées de leur pendant féminin, mais la consolidation de la domination se fait ultimement au moyen d’un effacement qui relègue certaines expériences au domaine de l’impossible ou encore de l’anomalie. En queerisant le langage, Simpson cherche à renormaliser des pratiques et des identités violemment réprimées, une violence, doit-on le souligner, dont le but est de détruire le tissu social des communautés autochtones et de procéder à l’assimilation de celles-ci11.

C’est pourquoi, afin de lutter contre cette imposition hétéronormative et coloniale, la main traduisante (cette main de la subjectivité activiste évoquée par l’écrivaine et traductrice Susanne de Lotbinière-Harwood12) doit oser effectuer le mouvement inverse. En d’autres mots, elle doit aspirer non seulement à faire entendre ce qui se dit déjà depuis longtemps, mais aussi ce qui commence tout juste à se dire.

Traductrice du mandarin à l’anglais et au français, Kathryn Henderson est également étudiante à la maîtrise en traductologie à l’Université Concordia.



1. « Queerisation » signifie « rendre queer » et se veut une traduction de « queerification ». On parlera aussi de « queeriser », ce qui est rendu en anglais par « to queer » ou « to queerify ». Tout comme l’adjectif queer, anglicisme réapproprié par les communautés francophones, « queerisation » est de plus en plus employé, notamment au sein du monde universitaire. Le terme possède une portée subversive provenant de la récupération de l’insulte attachée au mot « queer ». Il permet de plus d’insister sur l’ambiguïté et la fluidité de l’identité de façon générale, plutôt que sur la catégorisation des pratiques sexuelles. Sur les tentatives de traduction du terme « queer » en français et sur les raisons qui poussent à conserver l’anglicisme, voir l’article de Bruno Laprade, « Queer in Québec : étude de la réception du mouvement queer dans les journaux québécois » (Cygne Noir, 2, 2014), et à celui de Marie-Émilie Lorenzi, « “Queer”, “transpédégouine”, “torduEs”, entre adaptation et réappropriation, les dynamiques de traduction au cœur des créations langagières de l’activisme féministe queer » (GLAD !, 2, 2017). 

2. Simpson, 2017, p. 29.

3. À ce sujet, voir l’article d’Angela Sterritt dans l’édition du 10 mars 2016 du Globe and Mail : « Indigenous Languages Recognize Gender States Not Even Named in English ».

4. Simpson, 2017, p. 138 ; voir aussi p. 119-138. Il nous est impossible de couvrir en profondeur l’œuvre de Simpson, mais soulignons que la lecture de son dernier ouvrage, dont il est question ici, est indispensable afin de mieux saisir les imbrications entre violence coloniale, génocide et hétéropatriarcat.

5. En conclusion de son ouvrage, Éliane Viennot, pour qui la féminisation se doit d’insister sur l’égalité et la différence entre les hommes et les femmes, écarte ainsi du revers de la main toute possibilité de dégenrer la langue (2014, p. 111).

6. Certaines de ces stratégies sont mises de l’avant par Michaël Lessard et Suzanne Zaccour qui envisagent la féminisation comme pouvant potentiellement mener à l’inclusion d’une plus grande diversité d’identités de genre (2017, p. 22). La rédaction épicène, les graphies tronquées ainsi que la création de néologismes et de graphies alternatives constituent ainsi des stratégies propres à contrer le binarisme homme-femme (ibid., pp. 35, 52-55, 77, 89-94, 100-105).   

7. La « Déclaration de l’Académie française sur l’écriture dite “inclusive” » est disponible en ligne : http://www.academie-francaise.fr/actualites/declaration-de-lacademie-francaise-sur-lecriture-dite-inclusive.

8. Dans une entrevue accordée au magazine féministe Room en 2017, Simpson discutait notamment des défis de promouvoir un registre plus familier en littérature.

9. Le grammairien et académicien Vaugelas désapprouve cet usage répandu auprès des femmes de la Cour dans son ouvrage de 1647 (p. 574). L’écrivaine féministe Marguerite Buffet réprimandera également ses lectrices à ce sujet en 1668 (p. 196). Au sujet de l’utilisation du « i », pronom neutre de la troisième personne du pluriel, voir aussi Labrosse (2002, pp. 79-80) et Moignet (1965, pp. 128-131).   

10. En ce qui a trait à la masculinisation de la langue française à travers l’histoire, voir l’ouvrage d’Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! : petite histoire des résistances de la langue française (2014). En regard de la masculinisation des noms de profession, se référer spécifiquement au quatrième chapitre (pp. 47-64).

11. Simpson, 2017, pp. 41-42, 51-52, 123-127.

12. Lotbinière-Harwood, 1991, p. 18.

RÉFÉRENCES 

BUFFET, Marguerite (1668). Nouvelles observations sur la langue française, où il est traitté des termes anciens et inusitez, et du bel usage des mots nouveaux. Paris, Jean Cusson.

LABROSSE, Céline (2002). Pour une langue française non sexiste. Montréal, Les Éditions des Intouchables. 

LOTBINIÈRE-HARWOOD, Susanne de (1991). Re-belle et infidèle : La traduction comme pratique de réécriture au féminin//The Body Bilingual : Translation as a Re-Writing in the Feminine. Montréal, Les Éditions du remue-ménage ; Toronto, Women’s Press.

MOIGNET, Gérard (1965). Le pronom personnel français : essai de psycho-systématique historique. Paris, Klincksieck.

GIROUX, Dalie (2017). « Les langages de la colonisation : Quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord ». Trahir, 8 [à paraître], pp. 1-26.

JOHNS, Jessica (2017). « In Conversation With Leanne Betasamosake Simpson. Interview by Jessica Johns ». Room. Disponible à : https://roommagazine.com/interview/conversation-leanne-betasamosake-simpson [consulté le 11 février 2018].

LESSARD, Michaël et Suzanne ZACCOUR (2017). Grammaire non sexiste de la langue française : Le masculin ne l’emporte plus!. Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur ; Paris, Éditions Syllepse. 

SIMPSON, Leanne Betasamosake (2017). As We Have Always Done. Minneapolis, The University of Minnesota Press.

STERRITT, Angela (2016). « Indigenous Languages Recognize Gender States Not Even Named in English ». The Globe and Mail, Toronto, 10 mars.

VAUGELAS, Claude Favre de (1647). Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire. Paris, Augustin Courbé.

VIENNOT, Éliane (2014). Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! : petite histoire des résistances de la langue française. Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe.


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