La notion d’écriture inclusive a longtemps référé aux efforts pour inclure le féminin dans la langue – une pratique solidement implantée au Québec. Depuis la deuxième décennie des années 2000, des néologismes issus des milieux de la diversité de genre font également leur apparition dans les textes. Ces néologismes – ainsi le pronom iel(s), inclus dans le dictionnaire Robert depuis 2021 – visent à désigner des personnes par-delà la binarité du féminin et du masculin. S’ils suscitent la controverse, leur usage se répand, notamment en littérature. Le phénomène frappe suffisamment l’attention pour que Le Devoir, sous la plume de Catherine Lalonde, y ait récemment consacré un reportage1.
Embryonnaire, la recherche traductologique sur les néologismes de genre est d’abord venue de traductologues praticiennes2. Elle s’appuie sur une riche tradition féministe, tout en s’inscrivant dans le renouvellement plus récent de la notion de genre. Plusieurs mémoires et thèses y contribuent. Que la traduction depuis l’anglais concoure au développement de tels néologismes en français semble logique : la grammaire de l’anglais est plus neutre que celle du français, et l’expression de la diversité de genre, moins largement implantée en milieu francophone qu’anglophone. En ce sens, selon Nesrine Bessaïh, la traduction de l’anglais neutre vers le français « autorise le développement de pratiques linguistiques renouvelées et la production de contre-discours3 ». De telles pratiques ne sont toutefois pas nécessairement à la remorque de l’anglais puisque, comme le fait valoir Loïs Crémier dans les pages de Circuit, « la créativité des locutorats francophones […] s’exprime depuis plusieurs décennies en ses propres termes face aux contraintes du genrement4 ».
Vinay Swamy en fournit un exemple dans son analyse des versions française et anglaise de la bande dessinée de Sophie Labelle Assignée garçon/Assigned Male, publiée simultanément dans les deux langues : « Labelle procède en français à des détournements du pluriel cisnormatif, qui ne peuvent avoir lieu en anglais5. » Outre cette exception, peu de travaux sur les néologismes de genre en traduction ont abordé des textes littéraires. Pourtant, et Crémier le signale, outre les milieux communautaire et universitaire, c’est en contexte littéraire que ces néologismes ont été le plus aisément normalisés.
À un moment où les deux pullulent, il y a lieu de s’interroger sur la contribution respective des textes littéraires écrits directement en français et celle des traductions littéraires de l’anglais vers le français à la dissémination des néologismes de genre au Québec. Lalonde soulignait l’importance de la traduction, rapportant que la première occurrence de néologismes inclusifs dans un texte de fiction recensée par Le Devoir se trouvait justement dans une traduction. Il s’agissait d’un compte rendu de Noopiming de Leanne Betasamosake Simpson, traduit en français par Arianne Des Rochers. Le premier texte littéraire québécois à faire usage de ces néologismes n’était pourtant pas une traduction. C’était Au 5e. Roman d’amours de MP Boisvert, publié en 2017 aux Éditions La Mèche, puis repris dans la Bibliothèque québécoise en 2023. La première traduction, elle, est un ouvrage pour la jeunesse qui date de 2019 : L’enfant de fourrure, de plumes, d’écailles, de feuilles et de paillettes, paru chez Dent-de-lion, traduction par Kama La Mackerel d’un texte de Kai Cheng Thom. Les publications se poursuivent à bon rythme.
En ce qui concerne les textes écrits directement en français, la deuxième parution est After de Jean-Guy Forget (Septentrion, 2018), qui introduisait des personnages non binaires dans la fiction québécoise. Deux titres de la nouvelle collection « Queer » chez Triptyque, en 2019 et en 2020, avaient eux aussi recours aux néologismes neutres : La Minotaure de Maël Maréchal et Désormais, ma demeure de Nicholas Dawson. Dans ces textes, les sujets de l’énonciation se narrent l’un au féminin et l’autre au masculin, tandis que les pronoms neutres renvoient à divers groupes mixtes. Dawson a en outre recours au pronom iel singulier pour référer à un·e artiste non binaire. Une proportion importante des textes usant des néologismes de genre sont le fait d’auteurices queers, dont l’usage de ces néologismes ne se limite pas aux personnages non binaires. Dans Valide (XYZ, 2021), l’héroïne trans de Chris Bergeron exprime sa solidarité : « En civil, je préfère elle. Mais iel, c’est mon pronom de combat » (p. 248).
Du côté des traductions, Kama La Mackerel et Arianne Des Rochers ont fait œuvre pionnière. Les deux ont cotraduit I’m Afraid of Men de Vivek Shraya sous le titre J’ai peur des hommes en 2020 (remue-ménage). En 2021, La Mackerel signait une autre traduction d’un texte de Thom, un roman pour adultes cette fois : Fèms magnifiques et dangereuses (XYZ). La même année paraissait chez Mémoire d’encrier la traduction par Des Rochers de Noopiming, premier texte recensé par Le Devoir. Des Rochers récidivait en 2022 avec Une brève histoire des barricades de la même autrice. Depuis, Sophie Voillot a traduit L’amour aux temps d’après. Une anthologie de fiction spéculative bispirituelle et indigiqueer (Alto, 2022), version française du collectif Love after the end dirigé par Joshua Whitehead, dont Des Rochers a par ailleurs traduit d’autres textes. En 2023, Boréal publiait Chasseurs d’étoile, traduction par Madeleine Stratford d’un roman à succès de Cheri Dimaline.
Les textes qui ont servi à l’introduction de néologismes de genre en traduction française sont généralement écrits par des auteurices racisé·es, soit autochtones, soit issu·es de l’immigration, et dont l’anglais est informé par la connaissance d’autres langues. Le plurilinguisme est également une caractéristique de la plupart des textes écrits directement en français qui emploient des néologismes de genre. Outre l’anglais, l’arabe, l’espagnol ou le créole haïtien y apparaissent. Ce n’est pas tout à fait un hasard. Les auteurices qui introduisent des formes marginales dans leurs textes tendent à puiser, en toute intersectionnalité, à plusieurs formes de marginalités. Comme le revendique Arianne Des Rochers dans un texte d’opinon publié dans Le Devoir, « la révolution queer veut voir tomber les frontières sexuelles, nationales et linguistiques6 ».
Les néologismes de genre des traductions et ceux des textes écrits directement en français se ressemblent. Il s’agit surtout de pronoms neutres et d’accords avec point médian. Les textes écrits directement en français montrent bien la variabilité de ces néologismes. Certains n’emploient pas de pronom neutre sujet au singulier, tandis qu’au pluriel, iels et illes se disputent leur préférence. Dans Valide, c’est ielles qui sert de pluriel à iel. Au 5e n’emploie pas d’accords avec points médians, mais les autres textes y ont recours. Certains n’emploient qu’un seul point médian au pluriel (amant·es), mais la plupart le redoublent (ami·e·s). Tricératopcanon de Baron Marc-André Lévesque (Éditions de ta mère, 2023) emploie deux points en bas de casse (ami.e.s). La stratégie à deux points médians est retenue dans Les enragé·e·s de Valérie Bah (remue-ménage, 2021), mais la page titre affiche plutôt une lettre empruntée à un alphabet réinventé. Valide alterne entre un et deux points médians (affranchi·es, mais bispirituel·le·s).
Là où la traduction se distingue, c’est dans la stabilisation de ces usages. Toutes les traductions recensées emploient le pronom iel(s). Paru en premier, L’enfant de fourrure… est le moins constant, puisqu’il emploie iel au singulier et illes au pluriel. À l’opposé, L’amour aux temps d’après a recours au seul pronom iel(s), celui qu’avalise Le Robert, pour traduire trois pronoms neutres différents (they,*they, xe). Livre grand public, Chasseurs d’étoile se satisfait du masculin générique au pluriel. Toutefois, pour désigner le personnage non binaire du roman, Stratford a recours au iel. En ce qui concerne les accords, toutes les traductions ont recours aux points médians, et toutes sauf une n’emploient qu’un seul point médian dans les accords au pluriel. Interviewée à ce sujet sur le site web des éditions Alto, Sophie Voillot affirme avoir visé la cohérence et la lisibilité.
La traductologie note depuis longtemps le potentiel de renouvellement des langues et des littératures d’arrivée offert par la traduction; elle note aussi les contraintes normatives qui pèsent sur elle, plus exigeantes que celles qui pèsent sur l’écriture directe. Au Québec, la traduction a certes participé au renouvellement de l’écriture du genre dans des textes littéraires. Mais sa contribution semble en être surtout une de régulation. En effet, en faisant un usage (relativement) ordonné des néologismes de genre, les traductions en facilitent peut-être l’acceptation. L’ordre qu’elles proposent trouve d’ailleurs des échos en écriture directe. Après avoir rassemblé un bouquet éclectique de néologismes dans Valide, Bergeron régularise ses usages dans Vandales (XYZ, 2023), qui en constitue la suite. Le modèle qu’elle adopte est justement celui qui s’est imposé en traduction, soit le pronom iel(s) et les accords à un seul point médian.
Il est trop tôt pour prédire ce que le français québécois retiendra, à long terme, des néologismes neutres qui se sont mis à se manifester sur la scène littéraire. A-t-on affaire à un courant expérimental circonscrit ou verra-t-on l’usage de ces néologismes se répandre? Pour l’instant, on peut noter une contribution mutuelle, légèrement différenciée, des traductions de l’anglais vers le français et des textes littéraires écrits directement en français dans la création d’un français dégenré. Dans les traductions comme dans les textes écrits directement en français, cette création se fait en dialogue avec l’anglais (et avec d’autres langues), sans prendre sa morphologie pour modèle. À mesure que de nouveaux textes paraîtront, on verra ce que, entre ses fonctions innovatrice et régulatrice, la traduction privilégiera. Pour l’instant, disons qu’elle a apporté un peu d’ordre dans l’innovation.
Spécialiste du plurilinguisme littéraire et de sa traduction, Catherine Leclerc est professeure à l’Université McGill. Elle étudie les néologismes neutres depuis 2020 dans le cadre d’un projet de recherche subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
1. Lalonde, Catherine, « L’écriture inclusive entre en fiction québécoise », Le Devoir, 30 janvier 2024.
2. Bessaïh, Nesrine et Anna Bogic, « “Nous les femmes” de 1970 à 2017 à travers les traductions et adaptations de Our Bodies, Ourselves en français », TTR, vol. 29, no 2, 2016, p. 43-71; Stratford, Madeleine et Martin Aussant, « Translating a Canadian Feminist Killjoy in Quebec: Towards a (Re)definition of Feminist Intervention Strategies », Margit Grieb, Clemmen Yves-Antoine et Will Lehman (dir.), In Between: Cultures and Languages in Transition, BrownWalker Press, 2019, p. 165-178; Bessaïh, Nesrine, « Negotiating Inclusion of Gender and Sexual Diversity through a Process of Feminist Translation in Quebec », Translation and Interpreting Studies, vol. 16, no 2, 2021, p. 263-290.
3. Bessaïh, Nesrine, Négocier l’inclusion à travers la traduction et l’adaptation. Ethnographie d’un processus collectif de tradaptation féministe dans le domaine de la santé, thèse de doctorat, Université d’Ottawa, 2020.
4. Loïs Crémier, « Épicènes en tout genre », Circuit, no 155, 2022. Voir aussi sa thèse de doctorat, qui porte sur les guides de communication inclusive (Ce qu’iels font au neutre : analyse sémiotique des guides de communication inclusive au Québec francophone actuel, Université du Québec à Montréal, 2023), ainsi que plusieurs articles sur la dimension linguistique des interventions transaffirmatives, dont « Savoir dire et savoir faire : mieux communiquer pour favoriser l’inclusion des jeunes trans », Annie Pullen Sansfaçon et Denise Medico (dir.), Jeunes trans et non binaires. De l’accompagnement à l’affirmation, Montréal, remue-Ménage, 2021, p. 41-61.
5. Vinay Swamy, « Un déclic Gestalt pour la langue française : arguments pour un genre non-binaire », p. 177.6. Arianne Des Rochers, « La révolution queer pour en finir avec les valeurs nationales », Le Devoir, 1er novembre 2022.