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La traduction des textes sacrés : histoire, pratiques et théories

Par Caroline Coicou Mangerel

Dans les religions monothéistes, les textes sacrés sont généralement considérés comme étant issus de la parole de leurs entités divines respectives, et leur traduction constitue par conséquent un processus des plus délicats. De plus, ces écrits sont bien souvent constitués de textes multiples provenant d’époques, de traditions et de langues différentes. C’est peut-être à cause de cette complexité que la traduction des textes sacrés est couramment considérée comme la première source historique de réflexion sur la pratique de la traduction et les règles qui la sous-tendent. Par ailleurs, Eugene Nida, linguiste américain et promoteur de la traduction de la Bible dans le monde entier, est l’un des grands précurseurs de la traductologie et des translation studies

Le mythe et le tabou

La traduction des textes sacrés dans les grandes religions monothéistes a de tout temps été entourée de tabous, d’interdits et de mystères magiques. Ainsi, on raconte qu’à Alexandrie, sous Ptolémée II (env. 308-242 av. J.-C), 72 traducteurs isolés deux par deux produisirent chacun une traduction identique de la Torah de l’hébreu au grec, ce qui donnera lieu à ce qu’on appellera la Septante. Cette perfection attribuée à l’inspiration divine hissait ainsi le texte traduit au même niveau que l’original.

Dans ce domaine de traduction, on favorisera longtemps la version plutôt que la traduction, c’est-à-dire qu’on privilégiera le texte plutôt que la langue. Plus tard, étant donné qu’on finira par considérer que c’est en effectuant une traduction littérale qu’on respecte le caractère sacré du texte et qu’on préserve l’inspiration divine, certaines traductions de la Bible feront l’objet d’un processus formel et documenté. Elles deviendront ainsi, comme dans le cas de la Vulgate (4e siècle) en latin puis de la King James Bible (17e siècle) en anglais, la version officielle dans une langue donnée.

En ce qui concerne le Coran, la question de sa diffusion et donc de sa traduction est soulevée rapidement une fois qu’il est reconnu comme texte sacré, à mesure que la religion qu’il consacre gagne en influence et se répand dans de nouveaux territoires. Le problème fondamental réside dans le fait que sa « vocation universelle déclarée semble contredire la réputation de sa spécificité linguistique », et cette opposition, qui repose encore une fois sur le débat entourant le caractère sacré de la langue proprement dite, prendra au cours des siècles d’énormes proportions. 

Accessibilité ou immutabilité?

Au 16e siècle, soit quelque 150 ans après que John Wycliffe eut traduit pour la première fois la Bible en anglais – c’est-à-dire en langue vernaculaire –, l’Église réformée fait des pieds et des mains pour mettre les Écritures à la portée du peuple. En 1546, le Concile de Trente entérine la Vulgate, datant du 5e siècle, comme la seule traduction latine authentique de la Bible et, en 1559, les versions en langue vernaculaire seront toutes mises à l’index. C’est donc la notion même d’accès aux Saintes Écritures qui est au cœur de la démarche protestante. En Europe, des lettrés réformistes comme le pasteur Mikael Agricola (Finlande) et le chanoine converti Christiern Pedersen (Danemark), dans le sillage de Martin Luther, traduisent le Nouveau Testament dans leur langue. 

Comme dans le cas des Évangiles, les détracteurs de la traduction du Coran considèrent que la paraphrase et l’approximation désacralisent la parole d’Allah, alors que ses défenseurs invoquent l’accessibilité au texte pour le plus grand nombre de fidèles, et même l’utilité de celui-ci en matière de conversion. Cependant, si des traducteurs perses, syriaques ou berbères s’attellent à la tâche de bonne foi dès les premiers balbutiements de l’Islam, il n’en va pas de même pour ce qui est de certaines interprétations négligentes ou malintentionnées répertoriées à partir des Croisades. En effet, de l’astronome et prêtre anglais Robert de Ketton (traduction vers le latin –1143) au spécialiste britannique du monde arabe Richard Bell (traduction vers l’anglais –1939), certains traducteurs non musulmans du Coran ont pour but avoué de discréditer l’Islam ou d’attiser la discorde entre les empires. 

Arme de traduction massive

De par sa position à l’intersection des pouvoirs politiques, des identités ethniques et religieuses et de la foi individuelle et collective, la traduction des textes sacrés, notamment celle de la Bible, se caractérise pendant des siècles par la volatilité des réactions qu’elle suscite ainsi que par l’influence qu’elle peut exercer sur des nations entières. Au-delà de l’art ou de la science, c’est un sport extrême que l’on entreprend, du moins avant l’ère moderne et surtout au 16e siècle en Europe, à ses risques et périls. Ainsi, on relève qu’en raison notamment de leur action sur le texte sacré, un certain nombre de traducteurs dont l’écrivain humaniste Étienne Dolet, le traducteur et érudit William Tyndale ou le commentateur et imprimeur John Rogers, ont fait l’objet d’autodafés.

Par ailleurs, comme l’Église fait partie intégrante de l’expansion territoriale européenne, la Bible emboîte le pas à la colonisation et servira à la fois d’outil, de prétexte et de méthode pour évangéliser les peuples conquis. Ainsi, les Jésuites, suivant d’abord à la trace les marchands portugais, établissent dès le 16siècle des missions en Inde, au Japon et en Asie du Sud-Est, puis se retrouveront rapidement en Chine. Quant aux Amériques, elles sont envahies du Nord au Sud par divers ordres de missionnaires, des Franciscains aux Augustins en passant par les ubiquistes Jésuites. Il existe donc des traductions au moins partielles de la Bible dans un grand nombre de langues autochtones des Amériques, réalisées dans des cadres coloniaux et soutenant les structures de la domination européenne.

La traduction des textes sacrés et les fondements de la traductologie

Eugene Nida est souvent considéré comme l’un des pères fondateurs de la traductologie. Architecte du programme de traduction de l’American Bible Society, puis des United Bible Societies, pendant plus de 50 ans, il parcourt le monde dès les années 1940 pour travailler auprès des traducteurs de la Bible œuvrant dans leur propre région. C’est ainsi qu’il imagine les premiers éléments de sa théorie de la traduction. Nida propose en 1964 le concept d’équivalences formelle et dynamique. Il affirme dans Toward a Science of Translating, ouvrage déterminant pour la recherche sur la traduction, que puisqu’aucune langue n’est identique à une autre, « il ne peut y avoir de correspondance absolue entre les langues [et que] par conséquent, il ne peut exister de traduction exacte ». Selon son approche, chaque personne qui souhaite lire la Bible devrait pouvoir le faire dans sa propre langue, et les traductions doivent être effectuées par des locuteurs et locutrices natifs, qui sont donc formés à cette fin dans ces organisations d’étude de la Bible.

Aujourd’hui fusionné avec la Fondazione Unicampus San Pellegrino, le Nida Centre for Advanced Research on Translation tient encore chaque année une école d’été, l’International Summer School on Translation Studies, dans le cadre de laquelle de jeunes chercheurs et chercheuses participent à des cours, à des ateliers et à divers projets et peuvent échanger dans un cadre à la fois intensif et stimulant. Leurs partages d’information, de méthodes, d’expériences de terrain et de cadres théoriques innovateurs s’articulent autour de la traduction des textes sacrés mais alimentent, au final, tout le champ de la traductologie.


1 Sadek, Gaafar et Salah Basalamah, « Les débats autour de la traduction du Coran. Entre jurisprudence et traductologie », Théologiques, vol. 15, no 2, 2007. p. 90.
2 Saksa, Silja, « Mikael Agricola, le grand cultivateur », dans J. Delisle, Portraits de traducteurs, Artois Presses Université, 1999, p. 9-32.
3 Voir Sadek, Gaafar et Salah Basalamah (op. cit.) pour plus de détails sur l’histoire des traductions du Coran.
4 Voir Bastin, Georges et Monique Cormier, Profession traducteur, Presses de l’Université de Montréal, 2012.
5 Nida, Eugene A., Toward a Science of Translating: With Special Reference to Principles and Procedures Involved in Bible Translating, Leiden: E.J. Brill, 1964, p. 156.


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