De quoi parle-t-on ces jours-ci au sein des universités canadiennes?
D’abord, de la baisse des inscriptions qui se constate un peu partout, qui inquiète autant le corps enseignant que les professionnel·le·s en exercice, mais aussi de la recherche de solutions pour contrer le phénomène.
Puis, de nombreuses questions se posent – tant en matière de pratique que de formation – au sujet de l’intelligence artificielle générative (IAG), qui s’ajoute à la traduction automatique neuronale (TAN) utilisée depuis plus longtemps. Le discours est parfois pessimiste (pourquoi s’entêter? La technologie est là pour rester, autant l’accepter), parfois contestataire (le fait que l’outil existe signifie-t-il qu’il faille s’en servir?). Indépendamment de la position adoptée, la question pédagogique cruciale est la suivante : faut-il enseigner les outils (des mémoires de traduction à l’IAG en passant par la TAN) dès les premiers cours puisque c’est la réalité (supposée) du marché ou faut-il d’abord apprendre à traduire par soi-même pour comprendre l’apport de la technologie? Cette problématique peut sembler être une simple affaire de point de vue, mais elle touche le fondement de la traduction : faut-il « simplement » transférer l’information d’une langue à l’autre ou est-ce qu’une bonne traduction doit aussi faire appel au génie de la langue d’arrivée pour restituer les moindres nuances et sous-entendus? Plus encore, est-ce que chaque texte exige le même soin? Est-il possible qu’une invitation au party de Noël annuel ne « mérite » qu’une traduction automatique tandis qu’une création littéraire, un texte juridique ou des consignes médicales doivent obligatoirement faire l’objet d’une traduction humaine?
Enfin, la question du recours, dans les cours de traduction, aux outils technologiques disponibles (quels qu’ils puissent être à l’avenir) pose aussi celle de la mission de l’université : celle-ci vise-t-elle à former à un métier spécifique ou plutôt à ouvrir les jeunes cerveaux à un monde de possibilités ainsi qu’à de nouvelles connaissances et compétences? Dans un monde où les bouleversements technologiques se succèdent, la formation universitaire est-elle en mesure de répondre aux besoins du marché, si tant est que ce soit son rôle? Faut-il, dans cet esprit, axer la formation sur de solides compétences linguistiques et technologiques, afin que la relève puisse s’adapter aux nouveaux besoins de sa clientèle? Faut-il alors former les étudiant·e·s à la traduction exclusivement dans les domaines qui, pour l’instant, semblent à l’abri de la révolution technologique, comme le juridique ou le médical? Et dans un tel cas, combien de personnes faut-il former à l’échelle canadienne pour répondre aux besoins du marché sans le saturer et quels profils accepter dans nos classes?
À la lumière de ce qui précède, on peut se demander en quoi les changements paradigmatiques externes influencent la manière dont nous pouvons (ou devons) enseigner la traduction. En dehors des types de cours à privilégier, quels genres d’exercices permettront de montrer les possibilités de l’outil informatique et de former nos classes à l’esprit critique tout en accroissant les connaissances linguistiques et culturelles nécessaires? Est-il encore possible de compter sur des approches traditionnelles où chaque personne traduit puis le groupe discute des différents choix traductionnels et de leurs conséquences? Comment s’assurer que les textes soient suffisamment intéressants, novateurs ou socialement importants pour que nos étudiant·e·s, qui doivent souvent travailler pour payer leurs études ou composer avec des obligations familiales, prennent le temps de traduire sans aide technologique, de soupeser les répercussions de chaque choix sur le message global, d’envisager d’autres possibilités de mot, de phrase, de paragraphe ou de texte? Est-il raisonnable de s’attendre à ce que les lectures soient faites chaque semaine et que les exercices soient soigneusement effectués sans recours aux technologies?
Dans les faits, il est de plus en plus recommandé de proposer des travaux pratiques qui reflètent la vie réelle. Il s’agit de choisir des textes tirés de véritables situations de travail (plutôt que des exercices composés spécifiquement pour des fins de formation) qui abordent des sujets d’intérêt pour la population étudiante, dont l’environnement et la justice sociale. De cette manière, l’exercice joue plusieurs rôles à la fois : il montre le type de textes qu’une clientèle peut demander; il aide au développement d’une culture générale et d’un vocabulaire spécialisé; il pique l’intérêt du groupe, minimisant ainsi la tentation de recourir à un outil de traduction quelconque. Par extension, certaines personnes s’intéressent à l’apport des stages en contexte canadien1 et à la façon d’assurer que ces expériences de travail demeurent des espaces de progression et d’apprentissage pour nos groupes, et non une source de main-d’œuvre temporaire sous-payée pour les employeurs. Quels critères doit-on établir pour garantir un encadrement de qualité? La question est centrale et la recherche à ce sujet est prometteuse.
Dans un autre ordre d’idées, comme à tous les niveaux de scolarité, la question des personnes atypiques se pose dans les universités. Avec un taux d’exceptionnalités qui ne cesse de croître en raison des changements sociétaux (les diagnostics sont plus fréquents en raison de l’accès facilité aux soins de santé et de la relative absence d’une stigmatisation liée à la présence d’un trouble d’apprentissage, d’une maladie chronique ou d’un autre problème de santé) en plus d’une population diversifiée tant en termes d’âge que d’origines sociales (par exemple, première personne de la famille à fréquenter l’université) ou géographique (Canadiennes et Canadiens de première génération ou étudiant·e·s de l’international), les personnes qui s’asseyent sur les bancs de l’université ne forment plus un groupe uniforme. La situation est aujourd’hui indéniable, mais la réalité n’a pas réellement changé depuis la démocratisation de l’éducation : lorsque les portes de l’enseignement supérieur se sont ouvertes, les populations étudiantes sont nécessairement devenues plus hétérogènes, même si la manière d’enseigner a mis du temps à en prendre compte. Enseigner à un groupe hétérogène et s’assurer de répondre à tous les besoins est un véritable défi, qui passe par la conception universelle de l’apprentissage2, mais on doit reconnaître que cette appellation est trompeuse. Il a été démontré à plusieurs reprises que les universités sont des espaces où l’inclusivité est un noble idéal qui n’est toujours pas devenu réalité3. Ainsi, les accommodements sont disponibles, mais leur simple existence rappelle que les buts à atteindre demeurent dictés par une population neurotypique. En effet, si des accommodements sont nécessaires, cela signifie qu’il existe une « bonne » manière d’apprendre et d’enseigner, mais que certaines personnes ont besoin d’aide pour fonctionner face à cette « bonne » approche. Si la conception universelle de l’apprentissage devenait le mode d’enseignement par défaut, les accommodements deviendraient sûrement superflus. De plus, devoir demander des accommodements, même si le processus est relativement simple, est une étape de plus imposée à certaines personnes, ce qui sous-entend que le fardeau repose sur leurs épaules…