Traduire une chanson n’est pas que pour les initiés. Pour y parvenir, il suffit d’avoir une bonne oreille, de faire preuve de créativité et de suivre quelques règles de base.
Il existe quatre façons de traduire la chanson populaire, selon les besoins : la traduction littéraire, qui n’est destinée qu’à la lecture, la traduction quasi littérale, que l’on retrouve sur les sites web, l’adaptation globale et l’adaptation libre. Si on traduit une chanson uniquement pour des fins de compréhension, on pourra se contenter d’une traduction littéraire ou quasi littérale. Cependant, si la traduction est destinée à être chantée, il faudra nécessairement avoir recours à l’adaptation.
Mais d’abord, interrogeons-nous sur ce qu’est la chanson. La première chose à retenir est que le lien qui unit paroles et musique est porteur d’émotions, et qu’il est de l’ordre de l’irrationnel. Dans les mots du philosophe Daniel Bougnoux : « Si vous voulez rendre un discours contagieux ou irréfutable, chantez‑le2! »
Les verbes « chanter » et « charmer » ont la même racine étymologique, qui connote l’ensorcellement. Si on veut traduire une chanson, il faut le faire à voix haute afin de respecter le rythme et rendre l’expression de l’affect plausible3. On peut s’imaginer que tout bon traducteur de chansons doit tenter de respecter la primauté de l’émotion inhérente au texte, ainsi que l’imagerie qui est connotée. Mais une traduction de chanson peut être aussi un prolongement de l’original, qui prend en compte les besoins et les goûts du public cible. C’est une possibilité légitime, parce qu’il faut d’abord assigner une fonction à toute chanson.
« Un texte de chanson est fait pour être écouté, décodé et compris en temps réel. Tandis qu’un texte écrit bénéficie du sursis possible de la relecture4 ». Il faut donc que le message soit parfaitement clair. Pour le philologue et médiéviste Paul Zumthor, le propre de la chanson est justement de « réduire l’expression à l’essentiel5 », ce qui lui confère cette intensité. Et comme il s’agit d’une forme de poésie orale, chaque mot choisi devrait donc avoir un grand pouvoir d’évocation. La chanson est donc bien plus qu’un simple texte écrit, et malgré les jugements de valeur qui l’affligent souvent d’appellations péjoratives (ce serait un genre mineur), elle a toujours constitué « la seule véritable poésie de masse6 ».
Zumthor insiste donc sur la notion de fonction de la chanson, sur les besoins qu’elle serait en mesure de combler. Il impose la fonction de la chanson comme la caractéristique principale de ce genre. Au‑delà des préjugés sur les notions de chanson folklorique, populaire ou commerciale, il énumère les différentes fonctions de la chanson : besoin de nostalgie, de cynisme, de plaisir, d’amour, besoin de rassurer, de se moquer, de conscientiser, etc. De son côté, l’ethnologue allemand Hermann Bausinger a écrit que la chanson qui connaît un grand succès commercial, tout comme la chanson populaire traditionnelle, est l’expression spontanée de la joie de vivre, de l’humour, de la nostalgie, de la douleur ou du désir7.
Enfin, il ne faut pas oublier la capacité de la chanson populaire à évoquer la mémoire des « lieux vraiment ou prétendument constitutifs de l’identité (d’un pays) dans ses profondeurs réelles ou imaginées8 », comme le rappelle Zumthor.
Plusieurs écrits sur les libretti d’opéra traduits pour la performance scénique sont parfaitement compatibles avec les principes de l’adaptation globale d’une chanson populaire. En effet, dans le contexte de la traduction de libretti d’opéra, la structure narrative globale ne peut pas être modifiée : il faut donc essayer de respecter le message et les intentions de l’auteur. Brian Blood, musicien et professeur, insiste sur le fait que le langage parlé possède son propre rythme, et qu’il est toujours plus efficace, lors de la traduction d’une chanson d’opéra, de faire correspondre les rythmes de la phrase parlée à celle de la ligne mélodique9.
Cela signifie que le traducteur doit, tout comme le parolier du texte d’origine, s’efforcer de faire correspondre l’accent tonique de la phrase traduite avec l’accent de la ligne mélodique, placé (généralement) tout de suite après la barre de mesure. Si vous avez une bonne oreille, c’est une chose que vous ferez sans vous en rendre compte. Vous noterez aussi à l’occasion que la prosodie originale d’un mot a été modifiée par la musique. Et vous remarquerez parfois que votre version ne sonne pas bien. Le problème est peut-être que l’accent tonique du mot choisi pour la traduction ne tombe pas au même endroit que dans la langue source. Ou peut-être que l’accent tonique a été modifié par la ligne mélodique. Nous savons par exemple que le « e » muet en français n’a pas d’accent tonique. Mais il peut cependant être tonifié dans une chanson : on peut l’accentuer par la musique, ce qui crée un nouvel accent qui va parfois à l’encontre de la prosodie naturelle de la langue, mais qui fonctionne dans certains cas. On pourrait, par exemple, utiliser cet accent sur le « e » muet pour renforcer l’ironie, l’humour de l’énoncé, si on l’emploie là où la note est tenue plus longtemps.
Je t’aime-e-e-e-e-e-_______ Tu es belle-e-e-e-e-e_______
Ces notes longues accentuent la valeur sémantique d’un mot : le traducteur doit donc faire très attention et ne choisir là que des mots évocateurs et riches en signification.
Ronnie Apter, professeure émérite à la Central Michigan University, précise que l’on rencontre tous les problèmes de prosodie associés à la traduction de pièces de théâtre en vers lorsque l’on traduit une chanson, en plus d’avoir affaire aux contraintes imposées par la musique10. Elle est d’avis qu’il faut que la métrique soit dictée par l’esprit du texte et non par la lettre. Si la strophe de l’original composée des rimes abab est bien rendue par les rimes abcb, il n’y a pas de raison de s’en priver. Mais si la musique amplifie un pattern du type aa bb, le traducteur doit aussi opter pour des distiques.
Le problème n’est pas de trouver des rimes, affirme‑t‑elle. La difficulté pour le traducteur réside plutôt dans le fait qu’il est difficile de faire correspondre les rythmes entre des mots de langues différentes (où l’accent tonique ne se retrouve pas sur la même syllabe).
Le traducteur doit aussi tenir compte des contraintes imposées par l’appareil vocal humain. Par exemple, les voyelles qui peuvent être chantées le plus facilement sur des notes aiguës sont i et a, mais le traducteur ne doit pas penser en termes du choix de la meilleure voyelle pour une note élevée ou basse. Par exemple, Apter nous rappelle que même si le son i est facile à chanter sur une note aiguë, si la note est soutenue très longuement, on aura l’impression d’entendre une sirène d’alarme. D’un autre côté, le message oblige parfois le traducteur à rendre la phrase par un équivalent qui n’a pas la richesse sonore de l’original.
Cet écueil peut être évité dans la chanson populaire, où il est possible de modifier légèrement le rythme musical pour l’adapter aux paroles. Écoutez par exemple The Girl from Ipanema, d’Antonio Carlos Jobim (en portugais brésilien) et l’adaptation en anglais qu’en a faite João Gilberto. Portez attention à la ligne mélodique : elle diffère légèrement, à l’occasion.
Lorsque les étudiants traduisent une chanson dans le cadre d’un cours, la consigne est d’adapter globalement : l’important est de respecter la fonction et le message de l’original ainsi que les intentions du parolier. Pour la chanson populaire, l’adaptation globale est une concrétisation dramaturgique, car on veut qu’elle soit interprétée sur scène. Le traducteur travaille donc au niveau macrotextuel : la fonction communicative du texte prime. Il faut aussi porter une attention spéciale à l’oralité, à l’immédiateté du discours, à la ligne mélodique.Sur le plan pratique, il est bon de travailler avec un dictionnaire de rimes, un dictionnaire de synonymes et l’ouvrage Des idées par les mots (Robert), un dictionnaire analogique très utile pour améliorer le lexique. Par contre, avant de commencer à adapter, il faut se demander quelle(s) partie(s) du discours le traducteur voudra privilégier. Il y a souvent plusieurs interprétations possibles. Même la musique a une fonction, et parfois, celle-ci diffère des paroles! On n’a qu’à penser à la chanson Summertime, tirée de l’opéra Porgy and Bess, de George Gershwin, où les paroles sont porteuses d’espoir, alors que la musique est profondément nostalgique.
Voici donc la procédure à suivre :
Vous désirez en savoir plus sur le sujet? Consultez l’article de Peter Low intitulé « Translating Songs that Rhyme », publié en 2008 dans la revue Perspectives: Studies in Translatology (16:1-2).
Michèle Laliberté a enseigné le français, l’allemand et la traduction dans plusieurs universités pendant 25 ans en tant que chargée de cours, à Montréal et à Burlington (Vermont). Depuis 2012, elle est professeure de traduction au Département d’études langagières de l’Université du Québec en Outaouais. Titulaire d’un doctorat en traduction de l’Université de Montréal, ses intérêts de recherche portent sur la traduction théâtrale, la traduction de chansons, l’adaptation de textes ainsi que la traduction multimédia. Traductrice autonome depuis 1990, elle enseigne notamment le sous-titrage interlinguistique de documents audiovisuels ainsi que le surtitrage pour les arts de la scène.
1. Cet article reprend la structure et le contenu du cours Adaptation de textes, donné à l’Université du Québec en Outaouais.
2. Bougnoux, Daniel, « On ne connaît pas la chanson », Esprit, Paris, no 254, 1999, p. 73.
3. Laliberté, Michèle, « La problématique de la traduction théâtrale et de l’adaptation au Québec », Meta, Vol. 40, no 4, Presses de l’Université de Montréal, Montréal 1995, pp. 519-528.
4. Léger, Robert, Écrire une chanson, Québec Amérique, Montréal, 2001, p. 148.
5. Zumthor, Paul, Introduction à la poésie orale, Éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 177-178.
7. Bausinger, Hermann, « Schlager und Volkslied », Handbuch des Volksliedes, Band 1: Die Gattungen des Volksliedes, Wilhelm Fink Verlag, München, 1973.
8. Zumthor, Paul, Introduction à la poésie orale, Éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 177-178.
9. Blood, Brian, Music Theory Online: Words & Music, Internet, 2004, Lesson 32, p. 1.
10. Apter, Ronnie, “A Peculiar Burden: Some Technical Problems of Translating Opera for Performance in English”, Meta, Volume 30, Numéro 4, 1985, p. 309.